Année 2002-2003 : 21 janvier 2003

L'histoire du carnaval de Venise,
par Gisèle Karczewski

 

4. Le calendrier et la géographie

 

Le calendrier : Une Fête hivernale :

Le carnaval moderne dure deux semaines, et se termine par le Mardi-Gras ; il n’en fut pas toujours ainsi. Il est assez difficile de s’y retrouver à travers des sources souvent allusives ou incomplètes voire contradictoires , cependant il est avéré que le carnaval historique durait beaucoup plus longtemps que le carnaval actuel.

Il faut préciser tout de suite qu’à Venise il ne faut pas systématiquement assimiler le temps des masques avec le temps du carnaval .

Selon D. REATO, le carnaval historique débutait le 26 décembre le jour de la st Stéphane ou St Etienne par un défilé de masques en grande pompe.

Le Jeudi Gras était un autre temps fort, c’est un jour commémoratif, une sorte de 8 Mai à Orléans !

Le carnaval se terminait comme il se termine aujourd’hui : le Mardi-Gras et en une gigantesque sarabande capable de ressusciter (selon un commentateur !) un cimetière ! Et à minuit le glas des cloches de San Francesco della Villa marque le début du Carême.

En tout cas il faut tordre le cou au lieu commun qui consiste à dire que le carnaval durait 6 mois à Venise : cette erreur s’explique par le fait que les Vénitiens avaient le droit ou le devoir de porter le masque dans de nombreuses occasions et de nombreux endroits au cours de l’année civile : le liberté acquise par le port du masque a sans cesse exigé plus de souplesse de la part des autorités tant le goût de la liberté chez les Vénitiens était grande : ils portaient donc le masque une grande partie de l’année sans que ce soit Carnaval.

La géographie : une frénésie tous azimuts

L’espace vénitien est inégalement sollicité par les festivités du carnaval: un espace central s’impose à une périphérie et ce tout au long des siècles :

La Piazza di San Marco, l’une des plus belles places du monde, est le lieu par excellence du carnaval d’hier et d’aujourd’hui, ceci s’explique par le fait qu’à Venise le carnaval associe le peuple et le pouvoir et que la place St Marc est le lieu par excellence des manifestations du pouvoir.

Le Doge participe à plusieurs manifestations et fêtes du carnaval (à la Saint Stéphane il y inaugure le carnaval ):

Il se rend à St Giorgio Maggiore, le Jeudi gras). La place Saint Marc et la Piazzetta sont les épicentres de la vie publique vénitienne, ce sont les endroits où de tout temps la ville a forgé son image et où elle s’est célébrée et où elle se laisse photographier… Toutefois les autres places de Venise, les campi ou Campielli sont aussi le théâtre de festivités (Cf. : le campo San Stefano).

Le Rialto est un autre grand lieu de divertissements parce qu’il est l’espace commercial et populaire de Venise.

Le carnaval ce n’est pas seulement des festivités en plein air : les théâtres sont ouverts pour l’occasion au peuple (depuis1637) : celui de la Fenice par exemple créé en 1792 , mais aussi les casini et autres ridotti où des fortunes fondaient comme neige sous les masques : les tableaux de Longhi en témoignent ; mais aussi les couvents où étaient enfermées contre leur gré nombre de filles de bonne famille (afin de sauvegarder les patrimoines familiaux) et donc accouraient dans les couvents les très nombreux célibataires de Venise.

Les palais somptueux et renommés accueillent une autre clientèle !

Il s’y déroulait des fêtes aussi somptueuses que les décors fêtes qui ont participé à la ruine de Venise et contre lesquelles les lois contre le luxe n’ont rien pu faire... Beaucoup de ces palais Cf. : Pisani –Moretta, Labia, Nani Bernardo, Ca’ Zanardi, accueillent aujourd’hui des fêtes toutes aussi somptueuses et payantes.

Enfin les cafés de réputation internationale: Cf. : Florian, Quadri, Lavena ou autres Harry’s bar…

Un carnaval urbain aux multiples réminiscences :

Le mot carnaval vient de l’expression "carnem levare" ce qui veut dire renoncer à la viande.

Paradoxalement l’idée dominante est celle du jeûne imminent imposé à travers l’objet principal de cette perte : la carne. Le carnaval est et était une période d’orgies , en quelque sorte une réplique renversée du Carême, ce qui donne lieu à de nombreux banquets. Les pauvres pour l’occasion faisaient l’objet de distributions de nourriture de la part de notables généreux ou de confréries, et les prisonniers du palais des Doges recevaient la viande des taureaux sacrifiés dans la cour du palais, c’est à dire que pour un temps c’est le retour d’un âge d’or ou les abus de gueule provoquent l’ivresse et la satiété : en quelque sorte des Noces de Cana qui préfigurent la Cène.

Mais c’est en même temps une fête du renouveau au sens païen du terme : l’entrée dans un nouveau cycle annuel : on peut penser que le carnaval actuel relance la nouvelle saison touristique …

Aujourd’hui les festivités sont nombreuses et variées, certaines d’entre elles actuellement sont un héritage ancien. Beaucoup ont disparu et heureusement, elles étaient particulièrement sanguinaires.

Dans l’éphéméride du carnaval de 2002 le lancement des festivités se fait par :

Il faut évoquer maintenant des spectacles qui ont disparu du carnaval moderne : ce sont les jeux organisés avec les animaux. Pas les présentations d’animaux rares comme le rhinocéros du peintre Longhi ! ou de dromadaires de tigres ou de panthères, non des jeux cruels et sanguinaires qui auraient fait hurler Brigitte Bardot, à raison !

Par exemple à la Chandeleur, c’est à dire à mi carnaval, on s’adonnait au jeu de l’oie qui consistait décrocher une oie vivante suspendue par les pattes au dessus d’un canal dont l’eau est glacée : ce sont les gravures de Grevembroch qui l’attestent.

Autre jeu : celui du chat. Cette délicieuse petite bête qui erre dans les campi et campielli de Venise était attachée à une planche que l’on plaçait verticalement sur une estrade et le jeu consistait à se précipiter la tête la première contre le chat pendu et à l’écraser mortellement. Néanmoins certains écriront à propos des Vénitiens : "c’est un peuple doux".

Le jeudi gras qui précède le mardi gras est un temps fort du carnaval, c’est l’occasion d’autres jeux violents comme les courses de taureaux qui transforme Venise en petite Pampelune : la tradition de ces courses remonte selon certains historiens à la période romaine, elle a perduré jusqu’en 1802. Ces courses étaient autorisées chaque jour du carnaval et chaque jour sur des places différentes : la manifestation démarrait à 22 h jusqu’à Minuit. Des gradins étaient installés , on achetait un billet, on vendait des beignets ! Les bœufs étaient choisis à l’abattoir et on exerçait des chiens à mordre les oreilles des malheureux animaux. Des tiradori déguisés pour l’occasion en masques de la commedia dell’ arte retenaient les pauvres bêtes par les cornes auxquelles on accrochait quelquefois des feux d’artifice ! C’était l’occasion de certains actes de bravoure des tiradori qui enthousiasmaient certaines fiancées !

Le carnaval donnait aussi lieu à des manifestations commémoratives en même temps que récréatives ! En effet entre le XIIe siècle et 1797 Venise a célébré sa victoire sur le patriarche d’Aquilée (qui date de1162) partisan du St Empire germanique. La rançon à payer pour le patriarche fut, chaque année, d’offrir à Venise un taureau et 12 porcs : chaque année on prononçait la condamnation à mort des dits animaux que le chef des forgerons décapitait devant une foule en liesse ! Ce n’est qu’en Février 1549 que le conseil des dix décida de limiter le massacre de 3 taureaux financés désormais par le trésor de la ville. Pour dire à quel point ces spectacles étaient appréciés : en 1740 ils eurent lieu devant le prince héritier de Pologne. Le carnaval actuel est bien moins brutal, il reflète l’évolution des mentalités moins facilement violentes.

Ce même jour du Jeudi gras sur la Piazzetta avait lieu un numéro d’èquilibrisme appelé "le vol du turc" ou "vol de l’ange" qui consistait à atteindre le sommet du campanile sur une corde à l’aide d’une perche, c’était l’occasion pour les ouvriers de l’arsenal de s’illustrer… Aujourd’hui "le vol de l’ange" existe toujours tout aussi poétique mais plus prudent et toujours à la gloire de Venise : jusqu’en 2001 c’était un lâcher de colombes à partir du Campanile. En 2001 et2002 on reprit le numéro acrobatique avec la participation d’acrobates professionnels .

Des courses d’ours étaient aussi à la mode. Taureaux, porcs, ours font sérieusement penser à d’autres carnavals antiques notamment.

Des mascarades qui étaient l’occasion de divertissements allégoriques, satiriques ou symboliques étaient organisées par des compagnies de jeunes patriciens (en 1565 il existaient 23 de ces compagnies), mascarades à cheval avec des déguisements d’indiens, d’africains, de turcs ou tartares sur de beaux destriers combattant des monstres, cela se terminant par des danses, mascarades de soldats comme celle qui ouvrit le carnaval de 2002.

Des parades nautiques se déroulaient aussi sur le Grand canal comme actuellement.

Le carnaval s’achève le jour du Mardi Gras, temps fort de "carnaval sortant" La frénésie est à son comble pendant ces dernières heures de liberté: sur la place Saint-Marc avait lieu une véritable bacchanale, des milliers de masques s’adonnaient à des danses jusqu’à l’épuisement sous la lumière de flambeaux allumés, La fête irradiait toute la ville. Pour clore définitivement les réjouissances sur la Piazzetta on brûlait un pantin géant représentant Pantalon puis la foule entonnait un chant funèbre sur fond de sonneries tristes parvenues du clocher de San Francesco della Vigna.

Le carnaval moderne se termine différemment mais dans le faste en présentant un grand cortège et un spectacle sur la place St Marc dont le thème était en 2002 : "Carême, la dame noire" et on élit la Marie de l’année !

 

©ACORFI