Au terme d’un voyage où chaque journée nous avait apporté son lot d’émerveillements, c’est avec enthousiasme que je me suis imprudemment proposé pour faire le compte-rendu de celle passée à Ravenne. J’ai ensuite très vite réalisé la difficulté de l’entreprise, car comment résumer en quelques pages toutes les découvertes que nous y avons faites ? J’ai arbitrairement choisi de rappeler quelques temps forts de cette visite, espérant que ce petit récit, illustré des photos de Claude Viviani, rappellera à mes amis acorfiens quelques bons souvenirs.
Dès le départ, notre guide Federica, nous commentant le paysage de champs, marais salants et forêts, a su faire revivre l’histoire de ce littoral qui, au cours des siècles, grossi du dépôt du Pô et modifié par les aménagements des hommes, a gagné sur la mer : Ravenne, aujourd’hui à de plus de 10 km à l’intérieur des terres, fut au Ier siècle av. J.-C., sous Auguste, le port de la flotte impériale romaine de l’Adriatique.
Déjà sous les Étrusques, des marais salants auraient été exploités. La papauté et les seigneurs locaux s’en disputèrent constamment la possession. Quel que soit le propriétaire, les manants n’eurent que le droit d’y travailler pour des salaires de misère. L’eau des salines est depuis longtemps réputée pour avoir le pouvoir de soigner et embellir la peau : elle est de nos jours exploitée dans des établissements thermaux et pour la fabrication de produits cosmétiques. Ses qualités ne furent probablement pas une consolation pour les femmes qui y pataugeaient à longueur de journée pour leur travail (elles auraient pu dire, sans la moindre trace d’humour, que cela leur faisait une belle jambe…). Les forêts de pins pignons que les moines faisaient planter en guise de pénitence à leurs ouailles après confesse furent une des richesses de la région. Surexploitées après que Napoléon les eut attribuées à l’Etat, elles sont de nos jours fragilisées par la montée de la nappe souterraine saline qui attaque leurs racines.
Après ce très rapide coup d’œil sur quelques aspects de l’environnement, j’évoquerai dans l’ordre chronologique de leur édification, les principaux monuments visités en les situant brièvement dans une longue et complexe histoire où se succédèrent étrusques, romains, ostrogoths, byzantins, français, vénitiens… et où rivalisèrent pour la conquête du pouvoir seigneurs et religieux, ces derniers étant souvent en désaccord entre eux (orthodoxes et ariens, riches congrégations, évêques et pape).
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Ve siècle
Le monument le plus ancien est le baptistère néonien (du nom de l’évêque Néon) construit à la fin du Ve siècle. Il est aussi appelé « des orthodoxes », par opposition au baptistère dit des ariens, construit vers la fin du Vème siècle ou le début du VIe, sous l’empereur ostrogoth arien Théodoric.
Dans la coupole de l’un et de l’autre, des mosaïques représentent le baptême du Christ avec au-dessus de lui une colombe. Celle des ariens asperge le Christ d’eau représentant la parole divine : Pour eux Jésus est un homme, inspiré par Dieu. Les uns comme les autres n’ont pas hésité à convier à ce baptême le dieu païen du fleuve Jourdain, car à cette époque, le christianisme conquérant n’avait pas effacé totalement le souvenir de la mythologie païenne et l’utilisation de ses mythes était une façon détournée de sensibiliser le peuple à la nouvelle religion.
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C’est aussi au Ve siècle que fut bâti le mausolée de Galla Placidia.
La vie de cette impératrice serait un sujet de roman (un certain Henri Gourdin [1] s’en est d’ailleurs déjà saisi) : Fille de Théodose le Grand empereur d’Orient, elle est prise en otage en 409 par Alaric roi des Wisigoths et mariée au frère de celui-ci en 413. À la mort de celui-ci, elle retourne à Ravenne où elle épouse le général Constant qui ne tarde pas à mourir, elle doit alors fuir les assiduités de son frère Honorius (décidément le sort s’acharne sur cette famille !). Au décès de celui-ci, elle peut enfin revenir à Ravenne où elle règne jusqu’à sa mort en 450. Son mausolée [2] au sobre extérieur en brique, est orné à l’intérieur de mosaïques aux thèmes religieux et païens dans de superbes harmonies de bleu.
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VIe siècle
Au VIe siècle, les « barbares » avaient définitivement chassé les romains de Ravenne. Le roi Théodoric y fit construire sa sépulture en 520 (il mourut 6 ans plus tard).
Le mausolée de Théodoric est coiffé d’une coupole monolithique en pierre d’Istrie dont le poids avoisine les 300 tonnes. Elle pourrait représenter le ciel des anciennes religions ostrogothes. Les byzantins qui s’emparèrent de Ravenne en 540 ont brisé le sarcophage qui se trouvait à l’intérieur et dispersé ses fragments (des morceaux de porphyre rouge trouvés récemment dans la lagune pourraient en être les vestiges).
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Sous la domination byzantine (exarchat), l’évêque Maximien, appuyé par l’empereur Justinien qui lui offre le trône d’ivoire très richement décoré que l’on peut admirer au musée de l’archevêché, fait construire et consacre en 547 l’église St Vital et deux ans après seulement la basilique St Apollinaire in Classe.
Pour nous qui découvrions Ravenne, la visite de St Vital a été le moment fort de cette journée. Nous y sommes pourtant arrivés en fin d’après-midi et aurions pu être blasés après tous les émerveillements des heures précédentes. À l’intérieur, les volumes et la distribution de la lumière filtrée par l’albâtre des fenêtres sont saisissants. A. Chastel, dans L’art italien, la comparant à St Laurent de Milan la décrit ainsi : « À Saint-Vital, les proportions sont plus élégantes, le rythme plus nerveux, la couleur et le clair-obscur d’une étrangeté poétique sans égale… Il y a là une sorte d’irradiation, de jeu centrifuge, qui séduit irrésistiblement l’esprit… ». Les marbres des colonnes dessinent des figures géométriques avec souvent d’étranges effets de symétrie. Les mosaïques forment une véritable tapisserie relatant l’ancien et le nouveau testament, la place de l’empereur et de l’évêque dans la conduite des affaires ou encore le faste du cortège de l’impératrice et des ses dames d’honneur.
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Consacrée en 549, la basilique St Apollinaire in Classe (de « Classis » : la flotte) se dresse aujourd’hui en pleine campagne à environ 10 km de la mer.
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Notre guide, Federica, a su nous faire imaginer l’important monastère qui la jouxtait [3], entendre les bruits du port de la flotte Impériale Romaine de l’Adriatique (250 navires, 7 à 8 000 hommes entre les navigants et les auxiliaires terrestres) qui n’était qu’à 700 m de là. Comme pour les églises de cette époque, l’extérieur en brique est dépouillé, mais à l’intérieur chatoie la magnificence des mosaïques. St Apollinaire, 1er évêque de Ravenne y est représenté avec le pallium pour indiquer qu’il était digne d’être archevêque. Sa chasuble, constellée d’abeilles dorées, rappelle sa grande éloquence. La proximité du port exposant les reliques du saint à la convoitise des pirates, elles furent transportées en ville dans l’église St Martin (San Martino in ciel d’Oro) qui avait été construite par les ariens dans le premier quart du VIe siècle, puis conquise par les orthodoxes. Après avoir fait disparaître des mosaïques les personnages rappelant l’hérésie arienne, ils la rebaptisèrent « basilique St Apollinaire le Neuf ».
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Du IVe au XVIIe : construction et reconstruction de la Cathédrale
Le sol s’étant affaissé de plus de trois mètres depuis le IVe siècle il ne reste rien de l’archevêché construit sous Honorius. Une partie des colonnes de la cathédrale reconstruite au XIe siècle ont été réutilisées dans le pavement lors de la nouvelle édification au XVIIe siècle. Le campanile rebâti à cette époque se dresse sur sa base penchée suite aux mouvements de terrains antérieurs. Les rares fragments préservés des mosaïques du XIIe siècle sont exposés au musée de l’archevêché où la possibilité de les voir de près permet de se rendre compte de la finesse des dégradés de couleurs.
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Le XVe siècle : c’est à cette époque que remontent les demeures préservées, les plus anciennes de Ravenne. Avant, les édifices religieux étaient, autant que faire se pouvait, maintenus et restaurés malgré les destructions dues aux hommes ou aux mouvements de terrain. Les habitations, en général de moindre qualité, étaient au fur et à mesure, remplacées et « modernisées » (à quelque chose malheur était bon, au moins pour les plus fortunés).
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De 1345 à nos jours, la longue errance du poète.
Exilé de Florence, Dante mourut à Ravenne en 1345. Son protecteur Guido da Polenta le fit inhumer dans sa chapelle En 1380 le Podestat de Venise y fit ériger une statue exécutée par Pietro Lombardo. En 1780 fut édifié le Mausolée de Dante. Le poète aurait pu goûter au repos éternel, si les florentins pris de remords tardifs n’avaient décidé de ramener dans leur ville les cendres de « leur » homme célèbre ; Les capucins cachèrent si bien la dépouille qu’elle ne fut retrouvée qu’en 1865. Pendant la deuxième guerre mondiale, cette « relique » fut mise à l’abri des bombes dans un bunker enterré à quelques mètres du mausolée où elle fut replacée une fois la paix revenue. On souhaite à l’auteur de la Divine Comédie d’y reposer désormais en paix…quoique certains florentins aient, paraît-il, l’intention d’engager une procédure de réhabilitation...
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Voici donc, très brièvement résumée, cette journée à Ravenne trois basiliques, une cathédrale, deux baptistères, trois mausolées… avec à chaque monument, outre le plaisir esthétique, le contexte historique à situer, l’architecture à saisir, la symbolique des décorations à découvrir et en prime un excellent déjeuner concert animé par Rose … (et sa très puissante sono !), un programme « dantesque » qui nous a donné l’envie d’y retourner…
[1] Information trouvée sur l’incontournable et néanmoins très controversé Google. Plus sérieusement, Pierre Staelen recommande les deux chapitres que lui consacrent Montanelli et Gervaso dans leur Histoire de l'Italie.
[2] Selon la légende, les trois tombeaux qu’il abrite seraient le sien, celui de son mari le général Constant et de son fils Valentinien
[3] Au XVe siècle les vénitiens, maîtres de Ravenne, déplacèrent les moines en ville et détruisirent les bâtiments pour éviter que d’éventuels envahisseurs ne s’en emparent et s’en servent comme base.
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