Année 2004-2005 : 22 mars 2005

La couleur locale dans les romans policiers italiens,

par Pierre Staelen

 

 

Fruttero et Lucentini.

Il n’y a qu’un pas de Milan à Turin, la ville de Fruttero et Lucentini. Tous deux auraient pu devenir célèbres dans le roman traditionnel, ils ont préféré le genre policier, qui leur permettait de décrire avec légèreté et humour la société turinoise de l’époque. Le cadre, la ville de Turin, y présente ses multiples aspects, sévère par ses rues rectilignes, son froid climat alpin, mais égayée de ses tavernes, ses échoppes d’artisans, l’apport des méridionaux, enfin la tendance au mystère conférée par ses longs passages couverts et par ses souterrains.

Le commissaire sicilien Santamaria, incarné à l’écran par Marcello Mastroianni, nous fait parcourir lors de ses enquêtes , en même temps que sa ville d’adoption, le dédale de ses hypothèses et de ses méditations sur tous les sujets, de société, religieux, artistiques, historiques aussi par l’évocation de la dynastie des Savoie.

Parmi les romans où paraît Santamaria, rappelons « La Donna de la Domenica » (la Femme du Dimanche, grand succès en France lors de sa parution), et « A che Punto è la Notte » dont le titre français « Le Grand Boss », rend mal l’atmosphère purement turinoise où domine l’influence de la Fiat. Ces deux romans dépeignent avec humour des personnages parfois antipathiques, le plus souvent attachants, qu’il s’agisse de la société huppée de Turin, ou bien des petites gens et de leurs sentiments.

Fruttero et Lucentini, que nous retrouverons en Toscane, tous deux traducteurs de nombreuses langues, et qui avaient vécu longtemps à l’étranger, ne sont pas seulement des auteurs régionaux ; leur sentiment de turinois transparaît avec l’emploi occasionnel du dialecte, et la consommation des plats locaux comme la Bagna Cauda.

Alessandro Perissinotto.

Nous restons au Piémont avec Alessandro Perissinotto. Cet auteur rappelle à plus d’un titre Umberto Eco. Il est comme lui professeur de sémiologie, choisit volontiers ses sujets dans le passé, et se passionne pour l’informatique et les nouveaux medias. Moins encyclopédique qu’Umberto Eco, il est promis semble-t-il à un grand avenir. Son intérêt particulier pour les fables et le folklore, outre des études et des thèses, se retrouve dans ses romans, à mi-chemin entre le roman policier proprement dit et le roman de mœurs.

Pour l’apprécier pleinement, il faut lire « l’anno che uccisero Rosetta » (en français, l’année où fut tuée Rosetta), qui se déroule vers 1960 dans un village des Alpes piémontaises à proximité de la frontière française. Un commissaire doit y enquêter secrètement sur la mort d’une fille du village, Rosetta, survenue en 1944. Son unique interlocuteur est le maire du village, bavard, un peu lourd, mais qui connaît tout de l’histoire du village et de ses gens. L’atmosphère mystérieuse est entretenue par l’évocation du Conte Rosso, un chef de guerre du Moyen-Age, et de ses trésors, et les astuces cachées des peintres de « quadretti », ou petits tableaux rustiques offerts pour des grâces reçues, présents dans toutes les petites églises du Piémont.

Le commissaire est un personnage attirant bien que modeste et constamment envahi par les doutes. Ses réflexions alternent avec les monologues que le maire lui destine, et de cette alternance de tons émergent des effets de style saisissants.

Dans un registre voisin, « Treno 8017 » est aussi un retour sur le passé pour une enquête non sollicitée. L’action se déroule en partie dans la ville de Turin, en partie dans le Sud. Un cheminot écarté du service dresse un lien entre les assassinats de certains collègues et un tragique accident survenu dans un tunnel durant la guerre, entre Naples et Potenza. A l’atmosphère turinoise succède un périple instructif dans toute l’Italie, y compris un contact involontaire avec la Camorra et une visite inattendue des vestiges enterrés de l’aqueduc romain de Naples.

 

Mario Soldati.

Avec Mario Soldati nous parcourons de long en large la plaine padane. Né à Turin en 1906, Soldati fît ses débuts d’écrivain avant la guerre, mais c’est comme metteur en scène de cinéma qu’il connût, après la guerre, ses plus grands succès, ses œuvres principales étant Piccolo Mondo Antico, et Malombra. Après 1960 il abandonna le cinéma pour se consacrer définitivement à la littérature jusqu’à sa mort survenue en 1999.

Dans ses « Racconti del Maresciallo », en français « Raconte, Maréchal », écrits en 1967, il se met en scène lui-même comme l’interlocuteur d’un sympathique Maréchal de Gendarmerie, Gigi Arnaudi, qui parcourt de poste en poste les petites bourgades de la Plaine du Pô, et dans une série de nouvelles raconte ses enquêtes les plus marquantes.

Gigi Arnaudi est piémontais de naissance, il aime la bonne table, les cigares et le bon vin; c’est un défenseur de la loi, mais il n’a pas affaire à de grands criminels. Il s’agit de délits mineurs, et si Arnaudi n’aime pas jouer au justicier, ce qui lui plaît c’est une investigation sérieuse, basée moins sur la science que sur le flair et l’expérience, comme il convient avec les délinquants ordinaires.

Chaque histoire, souvent agrémentée de dialecte, est racontée à Soldati dans une Auberge, par exemple la Trattoria del Leone d’Oro, ou celle delle Tre Ganasce, au cours d’un repas de bonne cuisine locale, aux plats, vins ou produits authentiques, que de nos jours on appellerait écologiques. Les campagnes traversées par le Maréchal, du delta du Pô au Monferrato, nous deviennent si familières que des hauteurs du lac d’Orta nous apercevons nous aussi les couleurs du Mont Rose.

Après avoir fait l’objet de plusieurs séries télévisées les « Racconti » ont largement inspiré la série du Maresciallo Rocca, grand succès populaire de la Rai.

  

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