Peintre officiel, Véronèse va se faire le chantre de Venise, de son système politique et de ses hommes issus des plus anciennes familles vénitiennes: des gérontocrates souvent.
Véronèse était bien intégré au sein de l’élite vénitienne, on rappellera pour le confirmer que Paolo prit pour nom de famille: Caliari, celui d’un de ses commanditaires nobles et que le parrain de son fils était le noble Barbarigo mort à Lépante.
Pour comprendre en quoi Véronèse participa à l’élaboration du mythe de Venise il faut faire quelques précisions :
Au 16e siècle Venise travaille à son image, en effet le pouvoir vénitien met en place sa scénographie en élaborant la place St Marc: (Cf. : la tour de l’horloge 1496-99, le pont du rialto 1588-1591, la bibliothèque Marciana 1554-1584 et les procuraties 1514) (Sansovino, Scamozzi). Pourquoi cette mise en scène est-elle plus poussée à Venise ? Les réponses sont multiples:
Les vénitiens estiment qu’ils sont un peuple élu de Dieu depuis leur installation dans la lagune qui les a sauvé d’Attila, ils ont aussi conscience d’habiter une ville unique qu’ils ont eux-mêmes produit et dont ils refusent d’envisager le déclin, au demeurant pas encore assuré à l’époque de Véronèse (ils ne sont pas historiens, ni devins). D’autre part dans le passé et récemment Venise a toujours triomphé des situations critiques.
Ainsi, comme dans les autres cités italiennes, a été élaborée une religion civique qui s’exprime de différentes façons, par un goût prononcé pour la théâtralité du décor urbain qui doit traduire la richesse considérée comme le résultat d’un bon gouvernement. Il faut éblouir, s’éblouir. Venise au 16e siècle se singularise par la longévité de son régime inchangé depuis sa création, ce qui n’est pas le cas des autres villes d’Italie (Florence et Rome) Venise se dit ville éternelle.
Fière de son passé et voulant se rassurer sur son futur, Venise construit son image. Ainsi depuis le début du 16ème siècle elle a ses historiographes hagiographes choisis parmi ses nobles patriciens. L’un d’eux Pietro Giustanian déclare en 1578 : « Venise depuis 1500 ans resplendit de ferme et stable liberté », «depuis 1200 ans les libres vénitiens commandent» et chacun de penser que la sérénissime durera autant que le monde.
Leur volonté d’éblouir et de s’éblouir les oligarques vénitiens commanditaires de Véronèse l’expriment par un goût prononcé pour le chromatisme et la théâtralité. Véronèse fut leur homme dès le concours pour la décoration du plafond de la bibliothèque Marciana, il participa ainsi à l’élaboration du mythe visuel de Venise par ses talents comme par son statut.
Véronèse peintre officiel est devenu le peintre métaphorique du pouvoir vénitien et d’une cité providentielle qui se plaçait hors du temps.
LE PULCHER et L’ORNATUS
La méthode de Véronèse emprunte à différents registres fort efficaces dont on est toujours imprégné : le pulcher et l’ornatus, efficace en effet. Envisage-t-on aujourd’hui Venise autrement que belle et ornée comme elle voulait se montrer aux ambassadeurs légats et autres visiteurs illustres ?
DES PORTRAITS ELEGANTS ET SUBTILS :
Cf. : la belle Nani, Iseppo da porto et son fils Adriano, Alessandro Contarini, Daniele Barbaro et Lucrèce.
Dans 3 portraits sur 4 il faut remarquer la présence d’architecture antique à valeur symbolique : insister sur la grandeur morale de cette aristocratie dont les historiographes disent qu’elle est honnête, inflexible, constante et fraternelle Cf. : Alessandro Contarini et D Barbaro. Cependant deux des ces œuvres vont nous retenir parce qu’elles sortent du registre public et entrent dans la sphère privée : quelles que soient les relations de Véronèse avec ces personnages il faut lui reconnaître des talents de portraitiste inégalables comme celui de la belle Nani dont certains font l’épouse de Véronèse (Elena Badile).
Iseppo da Porto et son fils Adriano
Véronèse un peintre superficiel, un portraitiste incapable de traduire des émotions ?
Bien sûr la somptuosité de la tenue, la virtuosité du travail pictural dominé par 3 couleurs seulement, le pulcher et l’ornatus mais aussi la délicatesse, la douceur, la mélancolie, la sensibilité, la réserve, la distinction et surtout la magnétisme du visage vers lequel toujours le regard revient.
L’autre portrait à retenir, c’est celui d’Iseppo da Porto et son fils. Le noir dominant imposé par les lois somptuaires, et, pour montrer la dignité du personnage, la sobriété de l’expression, traduction d’un idéal humaniste mais tout de suite l’enfant et le geste des mains, le mouvement de la tête de l’enfant : que de tendresse en si peu de choses. On est loin de la théâtralité des scènes mythologiques ou des allégories. Un talent multiple peut-être occulté par une connaissance trop restreinte de l’œuvre de Véronèse. Le portrait de l’enfant est certainement l’un des plus beaux de l’histoire de l’art, il est d’autant plus remarquable qu’à l’époque on s’intéresse peu aux enfants sauf si c’est l’enfant jésus !
L’humanisme de Véronèse s’exprime ainsi par l’intérêt qu’il porte à l’individu et à la personnalité.
Lucrèce : elle concentre autour d’elle la foule des visiteurs. Véronèse s’appuie sur le texte de TiteLive: l’œuvre est un portrait autant qu’un traité de morale. On retrouve quoique plus sobre, la somptuosité de l’art de Véronèse. Lucrèce est en train de se donner la mort après avoir relaté à ses proches son viol par Tarquin le jeune, fils du roi de Rome. Exemplum virtutis et figure allégorique, Lucrèce occupe tout l’espace de la toile, somptueuse femme dans une composition pyramidale légèrement désaxée pour annoncer la chute qui va suivre, sobriété dans l’expression des sentiments et de la douleur, Véronèse exprime à merveille le chagrin contenu, la détermination et la noblesse des sentiments et en même temps, quelle sensualité !
Exprimer de nobles sentiments :
Ce qui par ailleurs fait de Véronèse un artiste supérieur à d’autres c’est le choix du moment de l’action ou de l’histoire qui détermine sa facture et qui donne à ses scènes plus de grandeur . Comparons sa Lucrèce à celle de Titien (Cf. : Tarquin et Lucrèce) et aussi : Mars et Vénus avec un cheval et Vénus, Mars et Vulcain) du Tintoret ! ! ! thème érotique pour le premier et franchement grivois et vulgaire pour le second.
Il y a dans l’œuvre de Véronèse le refus de la scène triviale, des sentiments bas. Il choisit le moment de l’action où les personnages ont à montrer leur force, leur grandeur d’âme et la maîtrise d’eux-mêmes.