Dernier sommet alpin vaincu par les alpinistes, le Cervin évoque à lui seul pour limagerie populaire - calendriers, boites de chocolat- toute la montagne.
Sa conquête il y a plus de 100 ans fût lobjet dune ardente compétition qui vît laffirmation du patriotisme italien encore naissant
Le Cervin, montagne de frontière, est situé au fond de la vallée de Zermatt, pour la Suisse, de la vallée de Valtournenche pour lItalie. La vallée de Valtournenche, longue de trente kilomètres, est une vallée latérale du Val dAoste.
De nos jours, à Cervinia, nom donné en 1935 au vieux village de Breuil, des centaines de kilomètres de pistes attendent les skieurs. Les remontées mécaniques permettent de joindre aisément Valtournenche à Zermatt et aux vallées voisines, par le plateau Rosa, jadis appelé col du Théodule. Au plateau Rosa, à 3.300 mètres daltitude, on pratique le ski lhiver et lété.
Le passé est bien différent. Bien sûr, le col du Théodule était depuis lépoque romaine un point de passage fréquenté entre lItalie et la Suisse, réputé facile pour les rudes montagnards de la région.
Mais le mont Cervin tout proche ninspirait que crainte et respect. Des légendes le disaient habité desprits malins, et personne naurait envisagé de lescalader.
Vinrent les anglais. Seuls ou accompagnés de guides improvisés, ils se lancèrent dans lescalade de tous les sommets alpins. Les habitants des vallées alpines furent couragés à les accompagner par des prêtres qui y voyaient la possibilité dun gagne-pain.
Lun de ces anglais était Edward Whymper, jeune londonien impétueux, chargé dillustrer un livre sur les Alpes. Pendant 5 ans, durant lété, il parcourt les Alpes; dans les Alpes françaises il réussit des premières ascensions exceptionnelles, et tente plusieurs fois descalader le Cervin.
Il y fût aidé, quelquefois précédé, par un habitant de Breuil, né en 1829 à Valtournenche, Jean-Antoine Carrel ; le Val dAoste faisait alors partie du royaume de Sardaigne, sous la dynastie des Savoie. Cest le service militaire qui le fait sortir de son village. Il doit accomplir 8 ans de service. Durant la campagne de 1859 contre les Autrichiens, à côté des français, il est décoré de la médaille française de la campagne dItalie. Nommé Caporal, il est libéré définitivement à 31 ans.
Au pays ses campagnes lui confèrent un grand prestige et on lappelle il bersagliere. Il se marie, il exploite sa maigre terre; sa femme lui donnera en 20 ans de mariage 12 enfants, quil faut nourrir.
Le premier parmi les villageois du Val Tournenche, il éprouve le désir singulier descalader la montagne, et tente les premières approches.
Le Cervin semblait alors plus accessible par le versant sud, celui de Breuil. Cest pourquoi la plupart des tentatives se firent en partant de ce hameau désolé, fraction de la paroisse de Valtournenche.
Il fallût 8 ans, de 1857 à 1865, 8 saisons dété, car on ne sy risquait que les mois de Juillet ou dAoût, pour que les équipes successives vinssent à bout du géant.
En Juillet 1857 Jean-Antoine Carrel, avec Jean-Jacques Carrel le chasseur, et le séminariste Aimé Gorret,, tentèrent lescalade. Les trois hommes ne sétaient pas engagés sur les pentes avec un projet bien clair. Lidée de grimper sur le Cervin était toute nouvelle pour les gens de la vallée, qui jusque là navaient guère approché la montagne.
Au prix de gros efforts, ils arrivent au point quon appela Tête du Lion.
Par la suite, Aimé Gorret est absent de la vallée, mais les deux Carrel repartent lannée suivante et vont jusquau point appelé la Grande Tour, à 3.800 mètres.
Le même point est atteint un an plus tard par un anglais, Tyndall, avec un compatriote, un guide suisse, et le vieux Jean-Jacques Carrel.
Une nouvelle tentative en Août 1861 porte les deux Carrel à la Crête du Coq, au delà de 4.000 mètres. Cest le curé de Valtournenche, averti du retour des anglais, qui les incite au départ. Ils ne veulent se laisser précéder, ni par les anglais, ni par des guides venus dautres vallées. Mais ils sont matériellement mal préparés et doivent abandonner.
Presquen même temps on commence à voir Whymper sur le Cervin. Accompagné dun guide suisse, il natteint que la Cheminée, à 3.850 mètres. Il rencontre pour la première fois Jean-Antoine Carrel.
Le mois de Juillet 1862 verra cinq fois Edward Whymper approcher la cime. Dabord le 7 juillet, avec langlais Mac Donald, des guides suisses, et un porteur valdotain, Luc Meynet,
Puis Whymper fait un nouvel essai avec Jean-Antoine Carrel, obligé davandonner pour une indisposition de son compagnon Pession. au pied de la Cheminée.
Whymper, nullement découragé, fait encore deux tentatives le même mois, dont une avec Carrel et lautre avec Meynet. Puis Tyndall, arrivé dans la vallée, constitue une équipe avec Carrel et deux guides suisses et atteint le point le plus haut jamais atteint, appelé lEpaule, ou Pic Tyndall, à 4.258 mètres.
Un an plus tard, nouvel essai de Whymper et Carrel, jusque la Crête du Coq.
Edward Whymper ne revint sur le Cervin quen juin 1865, cette fois accompagné du célèbre guide chamoniard Michel Croz.
Entretemps Whymper avait fait une observation capitale. Jusqualors, la plupart des tentatives dascension du Cervin partaient du versant Sud, de Breuil. En effet, vue de Zermatt la pente du Cervin semble la plus accentuée, rendant lascension impossible. Toutefois, la présence de neige permanente sur ce versant permettait de croire à une pente inférieure à 45 degrés. Par ailleurs, lobservation des stratifications du Cervin, permettait de conclure à une inclinaison des roches qui serait favorable à lascension par le versant Est, celui de Zermatt. Whymper en tira des conclusions quil sût mettre à profit plus tard (voir les dessins du Cervin vus de lune et lautre vallée).
De fin Juin à début juillet, Whymper est occupé à réaliser diverses ascensions avec Croz, dont les Grandes Jorasses et lAiguille Verte. Il doit ensuite laisser Croz à dautres engagements.
Repris par son obsession du Cervin, Whymper en fait le tour complet, passant comme dhabitude par le Théodule.
Il se propose de faire un nouvel essai descalade du géant milieu Juillet. Les guides suisses qui laccompagnent, pourtant réputés, refusent de tenter lascension, jugeant un échec inévitable. Il se met donc à la recherche de Carrel. Il le rencontre descendant dune nouvelle expédition sur le Cervin, faite avec César Carrel, Charles Gorret (un autre Gorret), et Maquignaz. Ils navaient atteint que le glacier du Lion. Whymper engage Carrel pour le 10, sil fait beau. On partirait de la face Est, celle de Zermatt, pour laquelle Carrel marque une certaine répugnance.
Puis Whymper, qui attendait à Breuil larrivée du beau temps, doit descendre la vallée. Il croise en chemin un touriste étranger, avec Jean-Antoine et César Carrel, chargés de bagages. Tous deux lui expliquent quayant pris un engagement, ils doivent renoncer à laccompagner.
De retour à Valtournenche, Whymper rencontre Jean-Antoine près de léglise. Sans rancune ils sattardent à lauberge jusque minuit.. Le mauvais temps retenant Whymper dans la vallée, cest seulement le 11 au matin quil apprend que les deux Carrel étaient partis à laube en direction de la montagne, avec un client dénommé Giordano, plusieurs hommes, et un mulet chargé de provisions. Whymper comprend quil est joué.
Cest alors quil décide de faire lascension en partant du versant de Zermatt,
Avec le jeune Lord Douglas il rejoint Zermatt où il engage les Taugwalder, père et fils. Par hasard il rencontre Michel Croz, devenu libre dengagement à Chamonix, puis engagé pour Zermatt par le Révérend Hudson, un autre alpiniste chevronné, décidé lui aussi à escalader le Cervin. Whymper et Hudson décident de joindre leurs efforts, Hudson étant accompagné dun jeune anglais nommé Hadow.
Pendant ce temps, que tentent les italiens sur leur versant ? Qui est ce Giordano ?
En Juillet 1863, vexés de voir toutes les cimes italiennes échoir aux anglais, déminents italiens dont le géologue Felice Giordano, et le ministre Quintino Sella, avaient créé à Turin un Club Alpin italien On décide de sattaquer au Cervin, avec laide de Carrel. En juillet 1865, tout est prêt pour exécuter ce projet. Le matériel est entreposé discrétement dans la maison de Carrel. Il sagit de ne pas donner léveil à langlais, quon voit roder partout.
Dans la nuit du 10 au 11, tous les guides engagés par Giordano partent donc afin de préparer la voie finale qui ménera au sommet. Tous travaillent sans hâte, car Whymper ne peut plus trouver de guide valable dans la vallée, et laccès par le versant suisse leur semble impossible.
Le 13, vers 14 heures, on se trouve à 150 mètres du sommet, désormais atteignable en peu de temps. Lhumeur est excellente, le succès paraît assuré. Mais catastrophe ! qui voit-on apparaître à ce sommet si convoité, cest Whymper et toute une équipe. Les italiens sont atterrés, et vaincus.
Quest-il donc arrivé ?
Eh bien, Whymper et sa cordée, huit hommes en tout, partis de Zermatt à 5 heures du matin, avancent avec rapidité.
Les pentes qui leur avaient semblé inaccessibles, savérent, pour des grimpeurs éprouvés comme eux faciles à gravir. Après un bivouac à 3.300 mètres on repart avant laube. Jusquà 3.900 mètres, il nest pas nécessaire de recourir à la corde. Sur la fin les précautions deviennent nécessaires. Enfin on arrive à proximité, et la pensée des italiens revient, lancinante. La raideur de la pente diminuant, on peut quitter la corde. Croz et Whymper sélancent, exécutant une course folle qui se termine ex quo. Le 14 juillet à 2 heures, le Cervin est conquis.
Cest alors que Whymper distingue au dessous, à distance, des petits points : les italiens. Quelques pierres jetées dans leur direction leur montreront leur défaite.
Il fallait un étendard. On se sert du bâton de la tente, et de la blouse de Croz.
En même temps, à Breuil, Giordano et tous les italiens aperçoivent à la jumelle, plusieurs hommes au sommet, et un étendard. Cest une explosion de joie, le Cervin est vaincu, et par des italiens.
Quand Carrel descend, découragé, humilié, il faut bien déchanter.
Giordano, regrettant que Carrel ne soit pas resté là-haut afin de rejoindre lui aussi le sommet, veut le convaincre dy retourner. Cest impossible, car personne ne veut plus se joindre à lui. Cest alors quon revoit lAbbé Gorret.
Lancien séminariste devenu curé a obtenu la permission de revenir à Valtournenche ce jour-là. Cest lui qui va convaincre Carrel de reprendre lascension, pour lhonneur et la revanche de lItalie. Deux serviteurs de lauberge acceptent de les accompagner. Si dune part Giordano fournit le matériel, les hommes refusent tout paiement, offrant leur entreprise à la patrie. Les difficultés sont immenses, mais désormais lexpérience de Carrel peut se jouer de tout, et enfin le sommet est atteint du côté italien. Carrel peut retrouver sa tranquillité desprit. Ils redescendent le jour même. Mais arrivés en bas, venue de Zermatt, une affreuse nouvelle les attend.
La descente du groupe Whymper se faisait en cordée, Hadow attirant de Croz une attention constante. Tout à coup, Hadow glisse, tombe sur Croz et le renverse. Ils entraînent dans leur chute Hudson et Lord Douglas. Seuls le vieux Taugwalder et Whymper peuvent se cramponner au rocher. La corde, subitement tendue, se rompt entre Taugwalder et Lord Douglas. Les quatre hommes disparaissent un à un et roulent jusque sur le glacier du Cervin, à 1.200 mètres plus bas.
Larrivée à Zermatt seffectua dans la consternation générale. On envoya des groupes de secours, auxquels prirent part Whymper et des guides de Chamonix présents sur place. On ne trouva que des cadavres.
Une enquête eût lieu, qui conclût à laccident sans responsabilité de quiconque. Toutefois, on constata que la corde qui attachait les malheureux était la moins solide des trois que lon avait emportées.
Telle est lhistoire de la conquête du Cervin.
Mais lhistoire de Carrel et de Whymper ne finit pas là. Whymper réalisa par la suite des expéditions lointaines, particulièrement au Groenland et en Amérique du Sud. Ses conférences et ses ouvrages eurent beaucoup de succès. Il mourut en solitaire à Chamonix, où il est enterré.
Carrel devenu célèbre exerça le métier de guide, ainsi que dautres compagnons qui devinrent célèbres à leur tour.
Il fût engagé par Whymper en 1880 pour des escalades de sommets très élevés dans les Andes équatoriennes.
En 1890, à 61 ans, il exerçait encore le métier de guide.
Sa dernière ascension devait être une traversée du Cervin, avec son client, Leone Sinigaglia, et Charles Gorret.
Après un départ par un temps splendide, larrivée soudaine du mauvais temps les obligea à rebrousser chemin.
Malgré une tempête épouvantable, Carrel conduisait la descente de manière admirable, avec un parfait sang froid, une énergie indomptable.
Malgré un épais brouillard et mû par une merveilleuse intuition, il trouvait le bon couloir qui devait les ramener au glacier surplombant les pâturages au dessus de Breuil.
Dans la traversée du glacier, on vît Carrel ralentir, puis glisser et tomber plusieurs fois. Remontant alors, ses compagnons le trouvèrent sur le ventre, engourdi, incapable de bouger. Il ne dit plus rien dautre que je ne sais plus où je suis.
Carrel expira dépuisement au point appelé le Riondé, non loin des cabanes des pasteurs, à une heure de Breuil.
Il avait porté son client en lieu sûr et cétait peut-être la fin quil aurait désirée. A lendroit où il mourut on a élevé une croix.
Tous les guides qui montent au Cervin, en y passant, sy arrêtent brièvement dans le recueillement et la prière.
Les observations de Whymper : voici le Cervin vu col du Théodule, et vu du Nord-Est (Zermatt)
De Zermatt, la pente semble plus forte, pourtant cest ce versant, en réalité moins escarpé, que Whymper a choisi pour son ascension victorieuse