Année 2003-2004 : 16 décembre 2003

En Italie, la couleur grecque,

par Marie Annette Fourneyron

 

La palette des influences culturelles du monde grec sur l’Italie était riche des couleurs de toutes les cités qui, du VIIIe au IVe s. av. J.-C., fondèrent des colonies sur le territoire que l’historien Polybe, bien plus tard, au IIe s. de notre ère nommera “Grande Grèce”. Du mélange de ces couleurs avec celles des populations autochtones allait naître une civilisation à l’héritage de laquelle nous avons eu part.

La “couleur”, c’est-à dire, si l’on entend ce mot au sens propre, la peinture, est essentiellement le reflet de l’imaginaire d’un peuple ; elle donne à voir le génie dont il est habité. Mais elle est un art fragile que le temps détruit.

Or les nécropoles italiennes ont conservé de nombreux témoignages de la peinture murale et vasculaire datant de l’époque de la Grande Grèce. Des milliers de vases peints ont échappé aux tombolini, ces pilleurs avides d’or ou de bronze mais dédaigneux des objets en terre sans valeur pour eux. Sauvés aussi les beaux temples doriques et les tombes peintes… par les moustiques qui éloignaient les récupérateurs de pierre du site marécageux et malsain qu’était devenue Paestum !

 

 

  Deux vases Provenant de Vulci :
  • Une amphore attique à figures noires, 540/530 av. J.-C. Sur la panse du vase est représentée la légende de Thésée tuant le Minotaure. (à gauche)
  • Une amphore athénienne “pointue” destinée au transport du vin, datée du début du Ve s. av. J.-C. Sa décorationest due au peintre de Kléophradès. Sur le col : de petits athlètes à l’exercice. Sur la panse : le dieu du vin, Dionysos, entouré de deux ménades. (à droite)
 

Parmi les italiotes…

Au nord ouest de la Grand Grèce, des marchands à la conquête du marché étrusque…
  Premiers colons grecs sur le sol italien, les Eubéens fondent Pithécusses (775 av. J.-C.), puis Cumes (750 av. J.-C.). Leur activité commerciale sera le moteur de la pénétration de la culture grecque chez leurs voisins Étrusques auxquels ils vendent des vases de facture égéenne, corinthienne, puis attique. Des artisans suivent les marchands dans les comptoirs qu’ils ont installés dans les cités d’Étrurie méridionale ; ils y créent des ateliers locaux. Pour faciliter les transactions, les Étrusques adopteront l’alphabet grec dès le début du VIe s. av. J.-C.

Un atelier de Caeré, où travaillait un peintre venu de Phocée, produisit dans la deuxième moitié du VIe s. “les hydries cérétaines”

Ci-contre : Une de ces hydries, dont le décor représente Héraklès amenant Cerbère à Eurysthée. Ce dernier, effrayé par le chien aux trois têtes, se réfugie dans un tonneau

Au voisinage des Lucaniens qui vont la conquérir militairement mais être conquis par sa culture, une population qui nous a laissé de magnifiques témoignages de sa créativité dans tous les domaines de l’art : architecture, sculpture, peinture, …

La minorité dorique quitte la majorité achéenne de la colonie de Sybaris établie sur la côte ionienne et fonde (v. 600 av. J. C.) aux abords de la côte campanienne Poséidonia devenue Paistom après sa conquête par les Lucaniens en 410 av. J.-.C. (et la Paestum romaine plus tard). La civilisation de la population grecque restée sur place imprègne les conquérants et l’activité artistique de la ville trouve un nouvel élan, attesté par les fresques des tombes lucaniennes et les ateliers de poterie paestans.

En 1968, on fit à Paestum la trouvaille sensationnelle d’une tombe peinte, dont chaque dalle était recouverte de fresques qui peuvent être datées de 480/470 av. J.-C. et sont l’unique témoin de la peinture murale grecque des VIe et Ve siècles avant notre ère.

La célèbre “Tombe du plongeur” doit son nom au motif de la dalle de couverture. Le vide de l’espace, sa profondeur suggérée par les arbustes esquissés de part et d’autre du plan d’eau, l’élan du plongeur, le plongeoir qui dessine les colonnes d’Hercule aux confins du monde connu forment un tableau évocateur d’un plongeon dans l’au-delà de la vie.

 

 

  En 1969 puis 1972, les nécropoles à Paestum révélèrent d’autres tombes peintes, celles des Lucaniens, plus tardives, marquées par l’influence grecque mais aussi par leur goût et leurs traditions propres.

Dalle peinte dans une tombe lucanienne du 2e quart du IVe s. av. J.-C., provenant de la nécropole de Laghetto à Paestum. Le geste des deux pleureuses est rituel. Derrière elles, deux vases destinés aux offrandes, et deux grenades, fruits de Perséphone, reine des Enfers.

 

Dans la Paestum lucanienne, deux peintres renommés, Astéas et Python, travaillèrent dans un atelier de poterie actif durant les trois derniers quarts du IVe s. av. J.-C.

Ci-contre, La légende d’Alcmène sacrifiée par Amphitryon a inspiré Python. Amphitryon, à droite et Agénor à gauche, tentent d’allumer le bûcher, tandis que les Hyades déversent la pluie sur l’ordre

de Zeus. L’Aurore (en-haut, à gauche) contemple la scène qui évoque sans doute une pièce perdue d’Euripide : l’auteur avait introduit le personnage d’Agénor et situé l’action à l’aurore.

Au sud-est de la Grande Grèce, des italiotes dont l’influence sur les peuples Iapyges voisins se heurtera à une grande résistance avant de s’imposer peu avant la fin de la période colonisatrice…

Fondée par les Parthéniens (des spartiates adultérins), en 706 av. J.-C., Tarente ne diffusa vraiment sa culture en Apulie que lors du IVe s, son “siècle d’or“, sous le gouvernement du pythagoricien Archytas. Réciproquement, ses ateliers de poterie s’enrichirent alors du savoir-faire des ateliers iapyges (Canosa, Arpi, Ruvo) héritiers eux-mêmes d’une lointaine influence mycénienne. De l’interpénétration des deux traditions nacquit la céramique apulienne, aux formes et motifs décoratifs d’une grande originalité.

 
  • Askos iapyge, de style daunien listata, v. 350 av. J.-C., décoré de formes géométriques en bandes bordées de doubles lignes, de figures zoomorphes et d’une tête féminine. Ce dernier motif sera récurrent dans le décor des vases apuliens. (à gauche)
  • Situle de style apulien à figures rouges, 325/ 300 av. J.-C. ; une des faces est décorée d’une tête de femme occupant tout l’espace (à droite)
 

 

 
  • Trozzella messapienne aux anses à rouelles typiques, datée du IVe s. av. J.-C. ; son décor sobre, composé de motifs végétaux stylisés témoigne de la persistance du style iapyge à côté de la richesse figurative des vases apuliens, auxquels d‘ailleurs elle
    imposera sa forme.
  • À la même époque, le Peintre du Primato formé en Apulie, a décoré ce nestoris (nom grec des trozzelle) de figures appartenant à l’univers dionyso-orphique : tympanon, signe de participation à la félicité divine, thyrse et motifs végétaux, promesses de renaissance. La queue de satyre dont le jeune défunt est pourvu le signale comme devenu participant au cortège de Dionysos.
 

 

 

Les vases apuliens se distinguent par leur formes caractéristiques, leur monumentalité, leur décor polychrome luxuriant occupant tout l’espace et leur usage funéraire essentiel.

  • Ce cratère à volutes apulien (-325/350) est l’œuvre du Peintre de Baltimore. Sur le col un beau décor végétal entoure une tête de femme. Sur la panse, un temple funéraire, le naiskos, motif spécifique du répertoire figuratif apulien, abrite le défunt. Le jeune guerrier, accompagné de son cheval, est peint en blanc — tel une statue et ainsi idéalisé et immortalisé. Tout autour du naiskos qui les sépare du mort, les vivants viennent offrir les cadeaux rituels.
  • Un autre style apulien caractéristique, dit “de Gnathia”, est celui de vases peints en noir et décorés de figures isolées vivement colorées. (Ci-contre, à g., lécythe provenant de Tarente (vers 340 av. J.-C.)
 

 

  Les peintres vasculaires apuliens, privilégiaient la représentation des figures mythologiques telles que le théâtre les a interprétées. Ils avaient aussi le goût de la caricature du mythe présentée par les drames satyriques des grands auteurs, mais aussi par les comédies bouffonnes populaires préludant à l’œuvre de Rhynton, sicilien actif à Tarente (fin du IVe-début du IIIe s. av. J.-C.) et auteur de 38 « hilaro-tragédies ».

Le décor d’un cratère apulien à volutes provenant de Ruvo (- 350/320), illustre la pièce d’Euripide, Iphigénie en Tauride. Iphigénie interroge Oreste, assis sur un banc ; Pylade est à ses côtés. Au registre supérieur, Artémis et son temple où l’on sacrifie les grecs arrivés en Tauride ; la jeune femme à g. rappelle peut-être l’autre visage d’Artémis, celui de la protectrice des accouchées que chante le chœur de la tragédie.

 

Sur un cratère apulien, daté de 375/350 av. J.-C., le décor phlyaque (caricatural) représente la naissance d’Hélène de l’œuf pondu par Léda à laquelle Zeus s’était uni ayant pris forme d’un cygne. Au centre, Héphaïstos vient de fendre l’œuf d’où sort Hélène. À gauche, Léda assiste à la scène, cachée derrière une porte. Son époux Tyndare, à droite, semble vouloir arrêter l’élan d’Héphaïstos. Les personnages portent les costumes rembourrés et munis de phallus postiches des comédiens burlesques

 

La peinture murale apulienne est attestée dès la 2e moitié du Ve s. av. J.-C. La célèbre “Tombe des Danseuses” découverte à Ruvo en 1883 en est un magnifique exemple. La danse représentée est un rite funéraire dont l’invention est attribuée à Thésée. Ce dernier, arrivé à Delos aurait improvisé avec les jeunes athéniens sauvés du Minotaure la danse dite “de la grue” dont les pas alternés imitaient ceux de l’oiseau tandis que l’inversion du sens de la ronde simulait son vol migrateur. Les pas étaient le rappel symbolique de l’errance dans les méandres du labyrinthe, et la sortie du labyrinthe celui du passage à une vie autre.

Le rythme de la danse de Ruvo est rendu par le dessin des pas des danseuses et de leurs péplos soulevés par le mouvement ; il est souligné par la disposition en séquences de couleurs au riche chromatisme.

La peinture de la tombe de Ruvo — grecque par la composition harmonieuse et savante, et par le dessin, apulienne, par la richesse des couleurs et l’intense expressivité — témoigne du phénomène incessant d’osmose entre la sensibilité italique et celle des colonies grecques, au cours de la période des VIIIe au IVe s. av. J.-C. Ce temps constitua une étape importante dans le processus d’élaboration de l’art pictural occidental.

Bibliographie :

 

©ACORFI