Année 2003-2004 : 6 avril 2004

L'Italie dans les romans de George Sand,

par André Lingois

 

 

On connaît bien l'aventure vénitienne de George Sand en 1834 ; on connaît peut-être moins ce qu'on pourrait appeler la veine italienne de son œuvre. Celle-ci apparaît dans “Une conspiration en 1537”, inspirée par l’italianisant Henri de Latouche, elle affleure dans Consuelo ; elle se retrouve dans des nouvelles comme "Mattea" ou "Le Piccininno", et aussi dans les œuvres de la maturité, en particulier dans “La Daniella” où elle trace un portrait peu flatteur de Rome et du Vatican.

 

Repères chronologiques

Ouvrages «italiens» de George Sand

Extraits choisis :

« Je ne pus rien voir à Ferrare et à Bologne : j'étais complètement abattue. Je m'éveillai un peu au passage du Pô, dont l'étendue, à travers de vastes plaines sablonneuses, a un grand caractère de tristesse et de désolation'. Puis je me rendormis jusqu'à Venise, très peu étonnée de me sentir glisser en gondole, et regardant, comme dans un mirage, les lumières de la place Saint-Marc se refléter dans l'eau, et les grandes découpures de l'architecture byzantine se détacher sur la lune, immense à son lever, fantastique elle-même à ce moment-là plus que tout le reste.

Venise était bien la ville de mes rêves, et tout ce que je n'en étais figuré se trouva encore au-dessous de ce qu'elle m'apparut, et le matin et le soir, et par le calme des beaux jours et par le sombre reflet des orages. J'aimais cette ville pour elle-même, et c'est la seule au monde que je puisse aimer ainsi, car une ville m'a toujours fait l'effet d'une prison que je supporte à cause de mes compagnons de captivité. À Venise on vivrait longtemps seul, et l'on comprend qu'au temps de sa splendeur et de sa liberté, ses enfants l'aient presque personnifiée dans leur amour et l'aient chérie non pas comme une chose, mais comme un être. »

Histoire de ma vie

Notice

« J'ai écrit les Mosaïstes en 1837, pour mon fils, qui n'avait encore lu qu'un roman, Paul et Virginie. Cette lecture était trop forte pour les nerfs d'un pauvre enfant. Il avait tant pleuré, que je lui avais promis de lui faire un roman où il n'y aurait pas d'amour et où toutes choses finiraient pour le mieux. Pour joindre un peu d'instruction à son amusement, je pris un fait réel dans l'histoire de l'art. Les aventures des mosaïstes de Saint-Marc sont vraies en grande partie. Je n'y ai cousu que quelques ornements, et j'ai développé des caractères que le fait même indique d'une manière assez certaine.

Je ne sais pourquoi j'ai écrit peu de livres avec autant de plaisir que celui-la. C'était à la campagne, par un été aussi chaud que le climat de l'Italie que je venais de quitter. Jamais je n'ai vu autant de fleurs et d'oiseaux dans mon jardin. Liszt jouait du piano an rez-de-chaussée, et les rossignols, enivrés de musique et de soleil, s'égosillaient avec rage sur les lilas environnants. »

George Sand. Nohant, mai 1852.

Les maîtres mosaïstes

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de Saint-Marc, les coupoles de SainteMarie, et cette pépinière de flèches et de minarets qui s'élèvent de tous les points de la ville se dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise au bleu de smalt ; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le ciel et l'eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces sublimes aberrations d'architecture que le poète de l'Apocalypse a dû voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jerusalem nouvelle, et qu'il la comparait à une belle épousée de la veille.

Lettres d’un voyageur

J'écoutai la barcarolle, qui vraiment était écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce qu'il me semble, pour la bouche des enfants.

Coi pensieri malinconici
No te star a tormentar.
Vien con mi, montemo in gondola,
Andremo in mezo al mar.

Pasaremo i porti e l'isole
Che coritorna la cità
El sol more senza nuvole
E la luna nascarà.

Ne te tourmente pas plus longtemps
Avec des pensées mélancoliques
Viens avec moi, montons dans notre gondole.
Nous irons en pleine mer.

Nous passerons les ports et les îles
Qui entourent la cité.
Le soleil mourra dans un ciel sans nuages
Et la lune apparaîtra.

Co, spandendo el lume palido
Sora l'aqua inarzentada,
La se specia e la se cocola
Como dona inamorada.

Sta baveta che te zogola
Sui cayeu inbovolai,
No xe torbia de la polvere
Dele rode e dei cavai.

Sto remeto che ne dondola
Insordirne no se sente
Come j sciochi de la scuria,
Come j urli de la zente.

Ti xe bella, ti xe zovene,
Ti xe fresca come un for ;
Vien per tuti le so lagreme,
Ridi adeso e fa l'amor.

In conchiglia j greci, Venere,
Se sognava un altro di ;
Forse, visto i aveva in gondola
Una bela come ti.

La nuit était si calme et l’eau si sonore, que j’entendis la dernière strophe distinctement, quoique les sons n’arrivassent plus à mon oreille que comme l’adieu mystérieux d’une âme perdue dans l’espace…

Lettres d’un voyageur

Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l'eau, teinte d'une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commençait à battre violemment les quais et à entrechoquer les gondoles amarrées aux degrés de marbre blanc de la Piazzetta. Le couchant, barbouillé de nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux à la façade du palais ducal, dont les découpures légères et les niches aiguës se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mâts des navires à l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres grêles et gigantesques, qu'effaçait une à une le passage des nuées sur la face du soleil. Les pigeons de la république s'envolaient épouvantés, et se mettaient à l'abri sous le dais de marbre de vieilles statues, sur l'épaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s'éleva, fit claquer les banderoles du port, et vint s'attaquer aux boucles raides et régulières de la perruque de Ser Zacomo Spada, comme si c'eût été la crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile de Saint-Théodore.

Mattea

Le soleil commençait à peine à dorer le faîte des blanches coupoles de Saint-Marc, et les gondoliers du grand canal dormaient encore étendus sur la rive, autour de la colonne Léonine, lorsque la basilique se remplit d'ouvriers. Arrivés les premiers, les apprentis dressèrent les échelles, trièrent les émaux, broyèrent le ciment, le tout en chantant, en sifflant et en causant à haute voix, malgré la douleur et l'indignation du bon père Alberto, qui s'efforçait en vain de rappeler à ces jeunes étourdis la majesté du saint lieu et la présence du Seigneur.

Si les exhortations du prêtre mosaïste ne produisaient pas beaucoup d'effet sous la grande coupole où travaillait l'école des Zuccati, du moins il pouvait y satisfaire son zèle et soulager sa conscience par des réprimandes longues et sévères. Jamais il n'était interrompu par un propos grossier ou par un rire insultant ; car si ces élèves avaient la gaieté, l'ardeur et la vivacité -de leur maître Valerio, ils avaient aussi sa douceur, sa bonté et son pieux respect pour la vieillesse et la vertu. Mais les choses se passaient tout autrement dans la chapelle de Saint-Isidore, où la famille Bianchini, environnée d'apprentis farouches et indisciplinés, ne pouvait maintenir l'ordre qu'avec des rugissements furieux et des menaces épouvantables. Quand une chanson obscène venait frapper l'oreille d'Alberto, il était réduit à se signer, et sa douleur s'exhalait en exclamations étouffées ou en profonds soupirs. Mais lorsque, au-dessus de tous les propos grossiers et de toutes les invectives brutales que se renvoyaient les compagnons, la voix terrible de Dominique le Rouge venait à tonner sous les cintres sonores de la basilique, le pauvre prêtre était forcé de se boucher l'oreille d'une main, et de se tenir de l'autre aux barreaux de son échelle pour ne pas tomber.

Les maîtres mosaïstes

Vous ne savez pas, Zorzi, dit Lélio en s'interrompant et en se tournant vers moi, comment se développent chez nous, gens du peuple, le goût et le sentiment de la musique et de la poésie. Nous avions alors et nous avons encore (bien que cet usage menace de se perdre) nos trouvères et nos bardes, que nous appelons cupidons ; rapsodes voyageurs, ils nous apportent des provinces centrales les notions incorrectes de la langue mère, altérée, je ferais mieux de dire enrichie, de tout le génie des dialectes du Nord et du Midi. Hommes du peuple comme nous, doués à la fois de mémoire et d'imagination, ils ne se gênent nullement pour mêler leurs improvisations bizarres aux créations des poètes.

(…)

C'est le dimanche à midi, sur la place publique de Chioggia, après la grand-messe, ou le soir dans les cabarets de la côte, que ces rapsodes charment, par leurs récitatifs entrecoupés de chant et de déclamation, un auditoire nombreux et passionné. Le cupido est ordinairement debout sur une table et joue de temps en temps une ritournelle ou un finale de sa façon sur un instrument quelconque, celui-ci sur la cornemuse calabraise, celui-là sur la vielle bergamasque, d'autres sur le violon, la flûte ou la guitare. Le peuple chioggiote, en apparence flegmatique et froid, écoute d'abord en fumant d'un air impassible et presque dédaigneux ; mais aux grands coups de lance des héros de l'Arioste, à la mort des paladins, aux aventures des demoiselles délivrées et des géant pourfendus, l’auditoire s’éveille, s'anime, s'écrie et se passionne si bien, que les verres et les pipies volent en éclats, les tables et les sièges sont brisés, et souvent le cupido, prêt à devenir victime de l'enthousiasme excité par lui, est forcé de s'enfuir, tandis que les dilettanti se répandent dans la campagne à la poursuite d'un ravisseur imaginaire aux cris d'amazza ! amazza ! tue le monstre ! tue le coquin ! à mort le brigand ! bravo, Astolphe! courage, bon compagnon ! avance ! avance ! tue ! tue ! C'est ainsi que les Chioggiotes, ivres de fumée de tabac, de vin et de poésie, remontent sur leurs barques et déclament aux flots et aux vents les fragments rompus de ces épopées délirantes.

La dernière Aldini

Ceci se passait à Venise il y a environ une centaine d'années, dans l'église des Mendicanti ou le célèbre maestro Porpora venait d'essayer la répétition de ses grandes vêpres en musique, qu'il devait y diriger le dimanche suivant, jour de l'Assomption. Les jeunes choristes qu'il avait si vertement gourmandées étaient des enfants de ces scuole, où elles étaient instruites aux frais de l'État, pour être par lui dotées ensuite, soit pour le mariage, soit pour le cloître, dit Jean-Jacques Rousseau, qui admira leurs voix magnifiques vers la même époque, dans cette même église.

(…)

Toutes ces jeunes personnes n'étaient pas également pauvres, et il est bien certain que, malgré la grande intégrité de l'administration, quelques-unes se glissaient là, pour lesquelles c'était plutôt une spéculation qu'une nécessité de recevoir, aux frais de la République, une éducation d'artiste et des moyens d'établissement.

(…)

L'administration, voyant que cela était inévitable, avait quelquefois admis aux cours de musique les enfants des pauvres artistes dont l'existence nomade ne permettait pas un bien long séjour à Venise. De ce nombre était la petite Consuelo, née en Espagne, et arrivée de là en Italie en passant par Saint-Pétersbourg, Constantinople, Mexico, ou Arkangel, ou par toute autre route encore plus directe a l'usage des seuls Bohémiens.
Bohémienne, elle ne l'était pourtant que de profession et par manière de dire; car de race, elle n'était ni Gitana ni Indoue, non plus qu'Israélite en aucune façon. Elle était de bon sang espagnol, sans doute mauresque à l'origine, car elle était passablement brune, et toute sa personne avait une tranquillité qui n'annonçait rien des races vagabondes.

(…)

Elle n'avait pas cette pétulance fébrile interrompue par des accès de langueur apathique qui distingue les zingarelle. Elle n'avait pas la curiosité insinuante et la mendicité tenace d'une ebbrea indigente. Elle était aussi calme que l'eau des lagunes, et en même temps aussi active que les gondoles légères qui en sillonnent incessamment la face.

Consuelo

Ils se dirigèrent donc vers le petit port d'lseo. Il y avait eu une fête aux environs. Des charrettes, attelées de petits chevaux maigres et vigoureux, ramenaient les jeunes filles endimanchées, avec leur jolie coiffure de statues antiques, le chignon traversé par de longues épingles d'argent, et des fleurs naturelles dans les cheveux. Les hommes venaient à cheval, à âne ou à pied. Toute la route était couverte de cette population enjouée, de ces filles triomphantes, de ces hommes un peu excités par le vin et l'amour, qui échangeaient à pleine voix avec elles des rires et des propos fort joyeux, trop joyeux certainement pour les chastes oreilles du prince Karol.

En tout pays, le paysan qui ne se contraint pas et ne change pas sa manière naïve de dire, a de l'esprit et de l'originalité. Salvator, qui ne perdait pas un jeu de mots du dialecte, ne pouvait s'empêcher de sourire aux brusques saillies qui s'entrecroisaient sur le chemin, autour de lui, tandis que la chaise de poste descendait an pas une pente rapide inclinée vers le lac. Ces belles filles, dans leurs carrioles enrubannées, ces yeux noirs, ces fichus flottants, ces parfums de fleurs, les feux du couchant sur tout cela, et les paroles hardies prononcées avec des voix fraîches et retentissantes, le mettaient en belle humeur italienne.

Lucrezia Floriani

Je vous demande bien pardon d'associer dans votre pensée l'image de Rome à celle de la révoltante obscénité de ses coutumes et franchises; mais c'est le trait caractéristique qui, du premier moment, vous dorme la clef de l'ensemble. L'abandon absolu de toute pudeur, l'absence de répression, la magistrale insouciance du passant, la fièvre et la mort planant sur le tout malgré une incessante pluie d'eau bénite, cela explique bien des choses, et il ne faut pas s'étonner si l'on a pu bâtir tant de cahutes avec les pierres des édifices sacrés, si des guenilles immondes flottent sur les précieux bas-reliefs incrustés dans tous les murs, et si, dans le monde mura! quo cet extérieur représente, il y a des vices infâmes vainement arrosés d'eaux lustrales, et des vertus natives écrasées sous d'effroyables misères.

La Daniella

Est-ce ainsi, que vous devriez saluer la terre d'Italie et le chemin qui conduit à la ville éternelle ?

- C'est donc l'Italie ? s'écria Sabina en s'élançant sur le chemin ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance, et que mon traître de mari me permettait à peine de voir en peinture ! Eh quoi marquis, vous nous avez fait entrer en Italie

- O cara patria ! chanta Teverino, et, entonnant de sa belle voix

le noble récitatif de Tancredi: «Terra degli avi miei, ti bacio ! »

- Fermez vos oreilles, dit Léonce voici une nouvelle séduction contre laquelle je ne vous avais pas prévenue. Le marquis chante comme Orphée.

- Ah ! c'est la voix de l'Italie ! Peu m'importe de quelle bouche elle s'exhale ! Il me semble que c'est la terre et le ciel qui chantent ce cantique d'amour et le font pénétrer dans mon cour. L'Italie ! ô mon Dieu ! je pourrai donc dire que j'ai au moins salué les horizons de l'Italie ! C'est à votre ingénieux vouloir, c'est à l'audace de notre guide que je dois cette jouissance suprême. Laissez-moi vous bénir tous les deux.

En parlant ainsi, Sabina leur tendit la main à l'un et à l'autre, et se mit à courir, entraînée par eux vers une cabane de planches grossières, au seuil de laquelle se dessinait un douanier, vieux soldat farouche, en habit d'un vert sombre comme le feuillage des sapins, et en moustaches blanches comme la neige des cimes.

- Gardien de l'Italie, lui dit le marquis en riant, Cerbère attaché au seuil du Tartare, ouvre-nous la porte de l'Eden, et laisse-nous passer de la terre au ciel ! Saint Pierre en personne a signé nos passeports.

Teverino

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