Année 2003-2004 : 5 novembre 2003

Modernité de Machiavel,

par Agostino Cencioni

  
Geneviève Staelen, présidente de l'ACORFI, présente Agostino Cencioni

 

Niccolo Macchiavelli, en français Nicolas Machiavel, naquit à Florence me 3 mai 1469. Son père était avocat et docteur en droit, et Nicolas commença lui aussi des études de droit. Cependant il préférait l’étude du latin, et lisait avec passion les auteurs latins, qu’il traduisait à l'occasion. Mais c’est surtout la politique et le pouvoir qui l’intéressaient, et il obtint très jeune, en 1498, le poste de secrétaire de chancellerie de la République de Florence.

Il occupe ce poste durant 14 ans. Il est envoyé fréquemment en mission diplomatique, dans d’autres états italiens, ou à l’étranger (Allemagne, France, à la cour du roi Louis XII, ou auprès de César Bor

gia, à Rome).

Le retour des Médicis à Florence en 1512, et les soupçons qui pèsent sur sa participation éventuelle à une conjuration, le privent définitivement de son poste, et il se retire dans ses terres à San Casciano, à quelques lieues de Florence. C‘est là qu’il écrit "Le Prince" en 1513.

On connaît de lui bien d’autres écrits, dont “La Mandragore”, une comédie burlesque qui obtient un franc succès, et une “Histoire de Florence” qu’il écrit de 1521 à 1525 à la demande du Cardinal Jules de Médicis.

Lors de l’avénement de la République en 1527, on lui reproche de s’être compromis avec les Médisais, et il se voit privé d’un nouveau poste important. Cette déception le ronge, et il meurt la même année.

Le “Prince” ne fût publié qu’en 1532, et obtint immédiatement un vif succès auprès des grands et des chefs d’état, et de leur entourage, succès qui se maintint par la suite : Charles Quint, Henri IV de France, Richelieu, Guillaume d’Orange, etc., le lisaient et en faisaient presque leur livre de chevet.

A la base de l’oeuvre, on trouve l’immoralité qui préside au choix des moyens dans l’action des chefs d’état et des hommes engagés dans la politique, et le pragmatisme absolu. On comprend bien pourquoi on a créé pour désigner une manœuvre perfide ou immorale destinée à tromper, le terme “machiavélisme”. On comprend aussi l’actualité du “Prince” de Machiavel.

Agostino Cencioni continue son exposé en lisant en italien deux passages du Principe.

Capitolo 11

De principatibus ecclesiasticis.

Restaci solamente, al presente, a ragionare de' principati ecclesiastici: circa quali tutte le difficultà sono avanti che si possegghino: perché si acquistano o per virtù o per fortuna, e sanza l'una e l'altra si mantengano; perché sono sustentati dalli ordini antiquati nella religione, quali sono suti tanto potenti e di qualità che tengono e' loro principi in stato, in qualunque modo si procedino e vivino. Costoro soli hanno stati, e non li defendano; sudditi, e non li governano: e li stati, per essere indifesi, non sono loro tolti; e li sudditi, per non essere governati, non se ne curano, né pensano né possono alienarsi da loro.

Solo, adunque, questi principati sono sicuri e felici. Ma, sendo quelli retti da cagioni superiore, alla quale mente umana non aggiugne, lascerò el parlarne; perché, sendo esaltati e mantenuti da Dio, sarebbe offizio di uomo prosuntuoso e temerario discorrerne. Non di manco, se alcuno mi ricercassi donde viene che la Chiesia, nel temporale, sia venuta a tanta grandezza, con ciò sia che da Alessandro indrieto, e' potentati italiani, et non solum quelli che si chiamavono e' potentati, ma ogni barone e signore, benché minimo, quanto al temporale, la estimava poco, et ora uno re di Francia ne trema, e lo ha possuto cavare di Italia e ruinare Viniziani: la qual cosa, ancora che sia nota, non mi pare superfluo ridurla in buona parte alla memoria.

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Traduction du chapitre 11 :

Des Principautés Ecclésiastiques

A présent il ne me reste qu’à parler des Principautés Ecclésiastiques, pour lesquellles il n’y a guère de difficultés, si ce n’est d’arriver en leur possession : car elles s’acqièrent par la vertu ou par la chance, et peuvent aussi se conserver sans l’une ni l’autre, étant soutenues par les principes anciens de la Religion, à ce point puissants et de qualité, qu’ils maintiennent d’eux-mêmes leurs princes en l’état, quelle que soit la manière dont ils procédent ou vivent. Ils ont des états, et ne les défendent pas, des sujets, qu’ils ne gouvernent pas; et leurs sujets, bien que sans défense, ne leur sont pas enlevés; et bien que non gouvernés, ils n’en ont cure, et ne pensent oas à s’astreindre de leur autorité.

Donc ces Principautés sont sûres et heureuses. Mais comme elles sont guidées par des jugements divins dont l’esprit humain ne peut approcher, je n’en parlerai pas, car elles sont animées et soutenues par Dieu, et il serait présomptueux ou téméraire pour l’homme d’en parler. Néanmojns, si quelqu’un me demandait d’où il advient que l’Eglise soit arrivée à tant de grandeur temporelle, attendu qu’avant Alexandre VI les potentats italiens, et non seulement ceux qu’on appelait potentats, mais aussi les barons et les seigneurs, tenaient peu en considération son pouvoir temporel, et maintenant le Roi de France la craint, et on a pu le chasser d’Italie, et réduire Venise. Ces choses, bien que notoires, ne me paraissent pas devoir disparaître de la mémoire.

Capitolo15

De his rebus quibus homines et praesertim principes laudantur aut vituperantur.

Resta ora a vedere quali debbano essere e' modi e governi di uno principe con sudditi o con li amici. E, perché io so che molti di questo hanno scritto, dubito, scrivendone ancora io, non essere tenuto prosuntuoso, partendomi, massime nel disputare questa materia, dalli ordini delli altri. Ma, sendo l'intento mio scrivere cosa utile a chi la intende, mi è parso più conveniente andare drieto alla verità effettuale della cosa, che alla immaginazione di essa. E molti si sono immaginati repubbliche e principati che non si sono mai visti né conosciuti essere in vero; perché elli è tanto discosto da come si vive a come si doverrebbe vivere, che colui che lascia quello che si fa per quello che si doverrebbe fare, impara più tosto la ruina che la perservazione sua: perché uno uomo che voglia fare in tutte le parte professione di buono, conviene rovini infra tanti che non sono buoni. Onde è necessario a uno principe, volendosi mantenere, imparare a potere essere non buono, et usarlo e non usare secondo la necessità.

Lasciando adunque indrieto le cose circa uno principe immaginate, e discorrendo quelle che sono vere, dico che tutti li uomini, quando se ne parla, e massime e' principi, per essere posti più alti, sono notati di alcune di queste qualità che arrecano loro o biasimo o laude. E questo è che alcuno è tenuto liberale, alcuno misero (usando uno termine toscano, perché avaro in nostra lingua è ancora colui che per rapina desidera di avere, misero chiamiamo noi quello che si astiene troppo di usare il suo); alcuno è tenuto donatore, alcuno rapace; alcuno crudele, alcuno pietoso; l'uno fedifrago, l'altro fedele; l'uno effeminato e pusillanime, l'altro feroce et animoso; l'uno umano, l'altro superbo; l'uno lascivo, l'altro casto; l'uno intero, l'altro astuto; l'uno duro, l'altro facile; l'uno grave l'altro leggieri; l'uno relligioso, l'altro incredulo, e simili. Et io so che ciascuno confesserà che sarebbe laudabilissima cosa uno principe trovarsi di tutte le soprascritte qualità, quelle che sono tenute buone: ma, perché non si possono avere né interamente osservare, per le condizioni umane che non lo consentono, li è necessario essere tanto prudente che sappia fuggire l'infamia di quelle che li torrebbano lo stato, e da quelle che non gnene tolgano guardarsi, se elli è possibile; ma, non possendo, vi si può con meno respetto lasciare andare. Et etiam non si curi di incorrere nella infamia di quelli vizii sanza quali possa difficilmente salvare lo stato; perché, se si considerrà bene tutto, si troverrà qualche cosa che parrà virtù, e seguendola sarebbe la ruina sua; e qualcuna altra che parrà vizio, e seguendola ne riesce la securtà et il bene essere suo.

***

Traduction du chapitre 15 :

Des choses pour lesquelles les hommes, spécialement les princes recoivent blâmes ou louanges

Il reste maintenant à voir quelles doivent être les manières et modes de gouvernement du Prince envers ses sujets ou ses amis. Et comme je sais que d’autres ont écrit sur le même sujet, je crains que, si moi aussi j'en parle, je sois jugé présomptueux si je m'éloigne, surtout pour cette matière, de l'opinion des autres. Mais comme mon intention est d'écrire des choses profitables à ceux qui les entendront, il m'a semblé plus convenable de suivre la vérité effective (verità effettuale) de la chose que le fruit de son imagination. Beaucoup ont imaginé des Républiques et des Principautés qui ne se sont jamais vues ni reconnues pour vraies. Mais il y a tellement loin de la chose qu'on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui choisira de laisser ce qui se fait pour ce qui devrait se faire, apprendra à se perdre plutôt qu'à se maintenir. Qui veut faire vraiment profession d'homme de bien ne peut éviter sa perte parmi tant d'autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui veut se maintenir d’apprendre à pouvoir n'être pas bon, et le faire ou non selon la nécessité.

Laissant donc de côté les choses qu'on a pu imaginer pour un Prince, afin de discourir des choses vraies, je dis que tous les hommes, quand on en parle, et principalement les Princes, dont le rang est plus élevé, se voient attribuer une de ces qualités qui apportent le blâme ou la louange. C'est-à-dire que quelqu'un sera tenu pour libéral, un autre pour ladre (misero) (j’emploie ici un terme toscan, parce que avaro dans notre langue est aussi celui qui par rapine désire posséder, et c'est misero que nous appelons celui qui s'abstient de dépenser son bien), quelqu'un sera estimé prodigue, un autre rapace; quelqu'un jugé cruel, un autre pitoyable; l'un trompeur, l'autre homme de parole; l'un efféminé et lâche, l'autre hardi et courageux; l'un humble, l'autre orgueilleux; l'un lascif, l'autre chaste; l'un entier, l'autre rusé; l'un dur, l'autre facile; l'un grave, l'autre léger; l'un religieux, l'autre incrédule, et ainsi de suite. Tout le monde dira, je le sais bien, qu’il serait très louable qu'un Prince se trouvât doté parmi toutes les qualités citées ci-dessus, de celles qui sont tenues pour bonnes; mais, comme on ne peut pas les avoir toutes, ou les posséder à fond, la condition humaine ne le permettant pas, il lui est nécessaire d'être assez sage pour qu'il sache éviter l'infamie de ceux parmi les vices qui lui feraient perdre ses États; quant à ceux qui ne les lui feraient pas perdre, qu'il s'en garde, s'il lui est possible; mais s'il ne lui est pas possible, il peut sans souci abandonner leur recherche. Pour autant qu'il ne se soucie pas d'encourir le blâme pour ces vices sans lesquels il ne peut aisément conserver ses États; car, tout bien considéré, il trouvera quelque chose qui lui paraîtra vertu, et la suivre conduirait à sa ruine; et une autre chose qui lui semblera vice, mais en le suivant, il obtiendra sécurité et bien-être.

Agostino Cencioni accompagne sa lecture de commentaires en français, mettant en relief certains points, tels la précision et la concision de l’écriture italienne de Machiavel, son choix des mots allant jusqu’à la création de certains mots (verità effettuale), puis répond aux très nombreuses questions.

Il met parfaitement en relief le fait que l’immoralité des moyens ne fait pas partie de la personnalité elle-même de Machiavel, qui examine de manière scientifique, presque clinique, le comportement indispensable d’un homme d’état de son époque.

Bien entendu on essaye de faire le rapprochement avec notre époque, bien que le développement des communications et des moyens de propagande, mais aussi le droit de vote, le partage des pouvoirs et la démocratie aient pu modifier les données, mais le conférencier rappelle que sous des formes différentes, la manipulation des hommes et la trahison font toujours partie de la politique; quant aux tyrans de l’histoire récente il cite évidemment Hitler et Staline.

En réponse aux questions, il semble bien que Machiavel continue d’être une référence dans les sciences politiques, par l’enseignement et les écrits.

Sur le plan particulier de l’Italie, on note que Machiavel, tout en souhaitant libérer l’Italie de l’étranger, ne paraissait pas mentalement y inclure l’Italie du Sud, en partie selon le conférencier, parce que le toscan, en train de se répandre, ne pénétrait guère dans une Italie du Sud plus dialectale et écartée.

En conclusion Agostino Cencioni confirme que, si le terme “machiavélique” (qui ne se serait répandu qu’au 19° siècle), a un aspect péjoratif, l’auteur lui-même mérite bien sa place, dans la littérature italienne, et par la modernité conservée du “Principe”.

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