Daniel LABRETTE, notre conférencier de ce soir, souhaitait montrer la liberté d'esprit et de mœurs qui régnaient à Venise au temps de la Renaissance, en nous présentant la vie d’une courtisane de l’époque.
Cette courtisane, Veronica Franco, est la plus célèbre d’alors. Nous voyons son portrait peint par Le Tintoret, et ensuite partie de la fresque de Tiepolo qui orne l’escalier d’honneur du Musée Jacquemart André. C’est une œuvre d’imagination, postérieure à la Renaissance, mais elle présente des personnages importants de l’histoire qui va nous être contée : le futur Henri III de France, le Procurateur Contarini qui fut son hôte à Venise, et Veronica. Cette œuvre va servir de fil conducteur.
Veronica Franco était née dans une bonne famille, qui ne figurait pas au «Livre d’Or», mais au «Livre d’Argent»; elle fut mariée très jeune, après la ruine de sa famille. Son mari, médecin, manifestait peu d’attentions pour elle. Très tôt séparée, sans ressources, elle se tourna vers ce qui était alors une profession largement répandue. En effet, le recensement de 1509 comptait 11.654 courtisanes à Venise. Ce chiffre considérable se compare, non seulement à la population de la ville, mais surtout à la foule des visiteurs venus à Venise, soit pour tourisme, soit pour affaires.
Daniel Labrette nous relate fidèlement l’organisation de la profession à cette époque : Chaque courtisane dispose de son propre logis où elle reçoit les visiteurs, elle est accompagnée d’une dame qui fait office d’entremetteuse et de comptable (pour Veronica il s’agissait de sa mère), ses sorties sont réglées de manière stricte selon les fêtes religieuses, les tarifs sont clairs, 1 à 2 écus, ils figurent même sur un catalogue : celui que l’on a retrouvé comportait 214 noms, et Veronica y porte le numéro 204.
Nous recevons une fidèle description des soins que les courtisanes prenaient pour se vêtir, se maquiller, soigner leur chevelure, se parer, description appuyée d’illustrations. En certains cas approuvés par les autorités, les courtisanes s’offraient seins nus de la fenêtre de leur logis à la convoitise de leur clientèle. Nous nous demandons alors, mais comment la République de Venise pouvait-elle tolérer de tels écarts aux bonnes mœurs ?
En réponse Daniel Labrette invoque trois motifs :
La réputation de Véronica comme courtisanes, lui permet d’être en relations avec les grands, et en particulier, Henri III, sur la route de France où il est appelé à régner, abandonnant pour cela le trône de Pologne., Le passage à Venise du futur Henri III, charmant autant que dépensier, fut marqué par de grandes fêtes, merveilleuses mais coûteuses, décrites par l’historien de Venise Alcide Zorzi dont Daniel Labrette nous fait lecture. Veronica dut encore à sa célébrité de recevoir bien d’autres hôtes de marque, parmi lesquels on cite Montaigne.
Mais Véronica Franco nous est aussi connue comme amateur d’art et surtout poétesse et écrivain. Ses poésies, écrites en tercets, furent éditées sous le nom de «Terze Rime», et l’on apprend qu’elle fit cadeau de deux poèmes à Henri III, d’un autre à Montaigne, et que la facilité de ses relations lui permettaient de dédier les «Terze Rime» au si sévère duc de Mantoue, et ses «Lettere familiari» au Cardinal Luigi d’Este. Comment Véronica se fit-elle connaître dans les cercles littéraires et artistiques de l’époque ? C’est par l’amitié de la riche famille Veniers, dont le père Domenico Veniers, ménagea son entrée dans le salon littéraire qu’il avait fondé.
Véronica ne se contenta pas de la vie à Venise, et voyagea, d’abord vers la proche Padoue, où elle fit la connaissance de Giuseppe Spinelli, recteur de l’Université, et surtout à Rome, où son logement à l’Ambassade de Venise, est preuve de la célébrité qu’elle avait acquise.
Pourtant, à Venise, certains critiquaient vivement les courtisanes, en particulier Paolo Briti Cieco par un pamphlet appelé «Pubblico disprezzo fatto sopra le meretrici» (mon mépris public des prostituées). Mais elle répondit en leur nom, et la lettre qu’on nous lit démontre un bel esprit de répartie. Véronica doit même répondre à une citation au Tribunal, mais elle se défend brillamment et elle est acquittée.
Elle mourut encore jeune, Mais avant de mourir, à l’instar de la “Casa delle Zitelle” un foyer qui existait alors pour les jeunes filles de bonne famille, elle voulut une maison réservée aux anciennes prostituées. Elle en sollicita la création auprès des Autorités en termes éloquents et émouvants et obtint gain de cause sous le nom de «Casa del Soccorso».
L’exposé se termine par la lecture partielle du vibrant “Éloge de Venise” écrit par Luigi Groto, dit “il Cieco” (aveugle). Et l’on s’aperçoit alors qu’au delà de la vie des courtisanes, c’est la société vénitienne de l’époque qui nous a été décrite. Venise était alors une ville d’élégance, sans doute la ville la plus élégante et la plus riche de la Renaissance, la ville où l’on s’habillait le mieux et on l’on s’amusait le plus, comme l’exprimait l’Arétin dans une belle envolée.
Rien n’a manqué à cette présentation indirecte de Venise, images de la ville qui suivent pas à pas la relation, des palais, des ponts, peintures et portraits. Le style littéraire de l’époque est évoqué par des lectures de poèmes, certains mêmes traduits spécialement par nos adhérentes pour la circonstance, en restituant la forme poétique d’origine.
Comme à son habitude, notre conférencier a su à merveille interpeller notre assemblée, soit en faisant appel à nos souvenirs d’autres conférences de l’Acorfi, soit par des références à l’histoire de France ou le souci de situer constamment la petite histoire des courtisanes dans l’histoire même de la ville, en faits ou en dates. Les vifs applaudissements qui ont suivi ont bien témoigné du grand intérêt qui en résultait.