Centomani
Un détour de la route et ce Basento funèbre,
Dans ce pays stérile, âpre, où, sur des collines,
Au loin, s'étendent de noires forêts pourrissantes.
Sur les interminables plateaux, pas un seul arbre.
Des cirques, des vallées vastes, sans verdure,
Où stagnent, avec des reflets de plomb, des eaux infernales
Issues des crevasses des lointaines montagnes de bitume
Dressées dans les régions désertes, sans routes et sans villages,
Près d'un Lago Nero, où semble demeurer éternellement
Un sombre et angoissant crépuscule d'hiver.
Te voici, rude Lucanie, sans un sourire !
Replis stygiens de ces ravins, ces roseaux noirs,
Ces chemins tortueux ouverts à tous les vents ;
J'ai donc vécu, jadis, en Basilicate,
Puisque ces souvenirs me restent bien vivants.
Un détour de la route, et ce Basento funèbre...
(C'est la route de Tito à Potenza ;
Ce talus de cailloux, c'est la ligne où ahanent
Les lents et lourds et noirs express Naples- Tarente.)
Il y a une maison de paysan, en ruines,
Inhabitée ; sur un des murs on a écrit
En français, ces mots peut-être ironiques : Grand Hôtel.
La prairie, à l'entour, est pâle et grise.
On m'a dit que l'endroit était nommé Centomani.
J'y suis venu souvent, pendant l'hiver 1903.
C'est une partie de ma vie que j'ai passée là,
Oubliée, perdue à jamais
Arbres, ruines, talus, roseaux du Basento,
O paysage neutre et à peine mélancolique,
Que neûtes-vous cent mains pour barrer la route
À lhomme que jétais et que je ne serai plus ?
(Poésies de A. O. Barnabooth)
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Carpe diem...
CUEILLE ce triste jour d'hiver sur la mer grise,
D'un gris doux, la terre est bleue et le ciel bas
Semble tout à la fois désespéré et tendre ;
Et vois la salle de la petite auberge
Si gaie et si bruyante en été, les dimanches,
Et où nous sommes seuls aujourd'hui, venus
De Naples, non pour voir Baïes et l'entrée des Enfers,
Mais pour nous souvenir mélancoliquement.
Cueille ce triste jour d'hiver sur la mer grise,
Mon amie, ô ma bonne amie, ma camarade !
Je crois qu'il est pareil au jour
Où Horace composa l'ode à Leuconoé.
C'était aussi l'hiver, alors, comme l'hiver
Qui maintenant brise sur les rochers adverses la mer
Tyrrhénienne, un jour où l'on voudrait
Écarter le souci et faire d'humbles besognes,
Être sage au milieu de la nature grave,
Et parler lentement en regardant la mer...
(Poésies de A. O. Barnabooth)
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Pages de journal
Venise, dix heures du soir (samedi 14 mars 1903) - A bord de la Vénus, Lloyd autrichien. On est déjà vraiment en Autriche ; le matelot qui m'a conduit à ma cabine m'a demandé : "Erste Klasse ?
" Sur la table du salon où j'écris, j'ai des journaux allemands tout autour de moi, des vues du Tyrol, des visages d'actrices du Trianon. Theater de Berlin. Mon regard, promené au hasard, tombe sur un poème : Blauer Forellenbach...
La Vénus sous pression tremble toute, on sera demain matin à sept heures à Trieste.
La promenade dans les petits coins du navire est toujours amusante ; c'est très propre et très brillant : tout luit, à l'intérieur ; le vernis blanc des cabines, les bois et les glaces des salons, les branches métalliques des lampes. Des avis affichés font penser, rédigés en grec, en serbe, en allemand, en italien, à toute l'activité maritime de l'Adriatique. C'est l'Orient et l'Occident mêlés. Et si l'on se sent en pays allemand au fond de ce steamer, on n'a qu'à remonter sur le pont pour retrouver, tout près, l'Italie. Des gondoles approchent, chargées de passagers et de bagages : les faisceaux des becs électriques au quai des Esclavons, allongeant des reflets blancs sur la lagune pareille à du papier glacé noir, éclairent assez directement le Jardin royal, le palais rose des Doges, la façade rouge de Danielli, et, en face, la Piazzetta. L'embarquement se fait sans bruit ; les gondoles viennent frôler le flanc du navire tourné vers la ville, et les porteurs montent, sans cris, les grosses malles, le long du petit escalier qui pend sur l'eau. De Venise, toujours silencieuse, aucune rumeur ne vient, et les flots sont trop faibles et trop lents pour clapoter
Pleine de chanteurs, une gondole s'arrête au bas de l'escalier volant. La légère musique italienne : les cordes pincées d'une mandoline, deux voix d'hommes et une voix de femme se mettent à courir de ce brave petit pas alerte et tremblant que l'on connaît si bien. Ils chantent les chansons entendues partout, et dont beaucoup de voyageurs étrangers fredonnent les refrains, en écoutant, debout, sur le pont, ils chantent, naturellement, Santa Lucia, Addio, mia bella Napoli ; Margherita, mais c'est l'Italie qui nous salue ainsi à notre départ, avec sa musique toute spirituelle, dont on ne sait pas au juste si c'est de la joie contenue ou des larmes prêtes à couler. Minuit sonnent à Saint-Marc ; c'est le seul bruit que Venise ,nous envoie (
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En mer. Une heure du matin. Je monte sur le pont désert. Les vers de Laforgue :
Ah! que la nuit est lointainement pleine
De silencieuse infinité claire
viennent naturellement à lesprit : la pleine lune, dans le ciel pur confond la mer et le ciel en une même teinte grise, transparente et délicate
(
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Lundi. Si javais, en quittant Venise, à bord de la Vénus, la bonne volonté de me croire en Autriche, ici je suis bien forcé de voir, au contraire que Trieste est une ville italienne : on nentend parler que litalien, les noms des rues, les réclames des marchands, les inscriptions des gamins sur les murs, tout en italien. Des Autrichiens, portant jusquici lélégance et laffectation viennoises ne semblent que des touristes, des étrangers, plus étrangers que nous-mêmes qui sommes des Latins
(Pages de Journal, publiées dans G. Jean-Aubry,
Valery Larbaud : la Jeunesse, 1949)
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Et bien d'autres plaisirs encore j'ai goûtés en silence sur les terrasses de bois et dans les chambres fraîches des pavillons de pêche à la balance. Au plafond de ces chambres défilent continuellement, en courtes lignes tremblées, lumineuses, les reflets du courant invisible. Un vieux divan, une table grossière, les carafes d'aléatique, la poulie qui fait remonter et redescendre dans le fleuve la grande perche et le filet tendu où on prend
"rien poissons !" ou bien une si petite friture qu'on préfère la rejeter au flot
Et quand, passé la chaleur du jour, on revient s'asseoir sur la terrasse, on surprend le retour des grandes barques à voiles : un vol très lent de papillons géants, leurs ailes rayées de larges bandes jaunes, blanches et noires, et ocellées, dans l'angle formé par le mât et la vergue, d'un cercle jaune d'or ou noir, ou brun-rose, remonte, sans aucun bruit, le courant qui semble plus clair entre les rives assombries.
(Lettre dItalie à la princesse de Bassiano,
in Jaune, bleu, blanc)
Florence, 13 avril.
Promenades à pied, dans les rues profondes et fraîches. Le matin, de petites voitures chargées de choses odorantes remplissent de vacarme les carrefours sombres. Au bout d'une ficelle, un joli panier descend du troisième étage, le long du mur, jusqu'à hauteur d'homme. Un maraîcher y met des salades et des fruits, et le facteur qui survient y dépose une lettre. On voit sur l'accoudoir le bras nu ensoleillé qui tient la ficelle. Le panier remonte, en faisant des bonds d'allégresse. Des popolane qui passent me raillent. Plus loin une petite fille traverse la rue devant moi et me crie : "Signorino !" d'une voix grêle
J'ouvre mes mains à l'air tiède, je souris aux coulées de soleil qui coupent les bandes grises et les bandes vertes des perspectives où tournent les rues sans trottoirs. Et à la lim1te du ciel, les toits plats, grands chapeaux de soleil, avancent un peu, faisant une ombre courte au front des maisons ; des toits avec leur armature ; vrais et beaux comme une expression homérique. L'après-midi, un peu de tramontane raclait la pierre.
(Journal intime de A. O. Barnabooth)
Lumière, couleur, et don précieux de Rome. En le recevant dans ce lieu et de cette façon imprévue, nous avons senti, plus peut-être qu'en toute autre circonstance, à la fois notre bonheur et l'aiguillon de la mort.
Nous vivions à Rome ; nos journées s'y écoulaient dans un enivrant loisir, nous étions rassasié de félicité ; et en ce moment même où, las d'une si belle oisiveté, nous montions plein de hâte et de joie vers une Persépolis de savoir et de rêves, voici que cette lumière, cette couleur, venaient encore flatter notre vue, et accompagner notre marche
Comme en secret, pour nous seul, elles semblaient nous avoir attendu entre ces murs, et par elles la haute douceur romaine nous était présente jusqu'au seuil de la salle où les livres allaient nous accueillir. Chaque jour il en serait ainsi à notre arrivée, à notre départ : un coin de Rome, ne ressemblant à rien d'autre au monde, un paysage romain, coloré et changeant avec les heures, nous dirait, au sortir de notre travail et des siècles où nos lectures nous avaient transporté, l'heure et le ciel de Rome.
(Aux couleurs de Rome)
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Un reste de jour, que nous fuyons en descendant vers l'ombre des montagnes par une route qui s'enfonce sous des ramures, nous montre soudain l'eau argentée et bleue du golfe méridional d'un lac. Puis des lumières jaunes, après une longue rue étroite et des voûtes, nous permettent de voir la place d'Orta, limitée sur un côté par le lac et sur les trois autres par de hautes maisons debout sur des arcades basses, écrasées. Il y a deux rangées d'arbres du côté du lac, et vers l'autre extrémité de la place on voit l'Hôtel de ville, avec sa façade peinte d'armoiries, isolé et juché sur un quadrilatère d'arcades, un peu à la façon d'un moulin, avec un escalier extérieur. Réduit aux proportions d'une maison de poupées, quel jouet charmant cela ferait ! Des gens dansent sous ces arcades, au son d'un orgue de Barbarie. On se promène sur la place ; il y a du monde aux terrasses des deux ou trois cafés, et cette même lumière électrique jaune, provinciale, paisible, presque ecclésiastique, éclaire quelques magasins d'humble apparence. Mais la terrasse de notre hôtel, où nous dînons, est plus généreusement illuminée. Nous y trouvons l'animation de la saison d'été : des Milanais, Turinois et Suisses en villégiature et quelques touristes anglais ; mais ce sont les familles milanaises qui dominent, nombreuses, florissantes, d'une gaîté débonnaire et sans éclats bruyants. Notre table touche la balustrade de la terrasse ; nous entendons parfois le son des eaux du lac sur un escalier de pierre, nous distinguons les lumières de l'île San Giulio, en face, et d'autres groupes, plus lointain, de lumières : celles de Pella sur l'autre rive, et celles de maisons ou d'auberges qui jalonnent jusqu'au sommet de la montagne la route qui redescend sur l'autre versant dans la direction de Varallo. Un petit vapeur blanc, le "Cusio", débarque près de notre terrasse ses derniers passagers de la journée.
(Le vain travail de voir divers pays,
in Jaune, bleu, blanc)
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Recanati en réalité.
Eh bien, m'y voici, et je vais rêver à présent que j'ai quitté Londres ou Paris avant-hier et en plein hiver. Même s'il y a de la brume sur la colline, Recanati m'apparaît comme une glorieuse vision, car au-dessus de cette brume, on distingue, encore et toujours, de l'azur à n'en plus finir : une voûte d'azur qui relie le bleu de l'Adriatique au bleu de l'Apennin et aux bleus des fonds de la campagne, des profonds horizons tels que je ne les voyais, à Londres ou à Paris, que dans les tableaux italiens. Eh oui : d'un côté de la haute terrasse sur laquelle Recanati est bâtie, on voit briller l'Adriatique, et même elle emplit, de sa pure et longue étendue, les baies et les fenêtres du monumental hôtel de ville ; elle s'ouvre comme un passage facile vers les îles Ioniennes, la Grèce, l'Orient. Rien de triste dans tout le vaste horizon : les doux et nobles contours de la terre italienne sous 1'hiver de luxe des Rivieras. Et songer à toute la beauté humaine répandue sur cette beauté de la terre : les filles : majestueuses et les belles voix des garçons, dont Leopardi notait les chants qui lui ont inspiré ces vers, les premiers où j'ai senti la voix léopardienne (comme j'avais senti, dès les premiers vers des Sepolcri, la voix d'Ugo Foscolo) :
ed alla tarda notte
Un canto che s'udia per ii sentieri
Lontanando morire a poco a poco
Già similmente mi stringeva il core.
(Lettre dItalie )
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