Année 1998-1999 : 1er juin 1999

Stendhal, promenades dans Rome
par Marie-Hélène VIVIANI

 

Introduction : Biographie (photo 1 : Stendhal, de Dreux d'Orcy)

Premières lectures,

"Commençons notre périple romain" (photo 2, Rome de Claude Lorrain)

Montez à San Onufrio sur le Mont Janicule (photo 3: Rome vue du Janicule)

Le Colisée (photo 4, vu du forum)

Ma première visite en arrivant fut pour le Colisée

Le Colisée offre trois ou quatre points de vue tout à fait différents. Le plus beau peut-être est celui qui se présente au curieux (photo 5 : intérieur du Colisée) lorsqu'il est dans l'arène où combattaient les gladiateurs, et qu'il voit ces ruines immenses s'élever tout autour de lui Ce qui m'en touche le plus, c'est ce ciel d'un bleu si pur que l'on aperçoit à travers les fenêtres du haut de l'édifice vers le nord.

Il faut être seul dans le Colisée ; souvent vous serez gêné par les murmures pieux des dévots, qui par troupes de quinze ou vingt, font les stations du Calvaire, ou par un capucin qui, vient prêcher ici le vendredi.

Tous les Jours vous rencontrez des maçons servis par des galériens; car il faut toujours réparer quelque coin de ruines qui s'écroule. Mais cette vue singulière finit par ne pas nuire à la rêverie.

On monte dans le couloir des étages supérieurs par des escaliers assez bien réparés. Mais, si l'on n'a pas de guide (et à Rome tout cicérone tue le plaisir), l'on est exposé à passer sur des voûtes bien amincies par les pluies et qui peuvent s'écrouler

Pour lui donner une idée quelconque des restes de cet édifice immense, plus beau peut-être aujourd'hui qu'il tombe en ruine, qu'il ne,le fut jamais dans toute sa splendeur (alors ce n'était qu'un théâtre, aujourd'hui c'est le plus beau vestige du peuple romain), il faudrait connaître les circonstances de la vie du lecteur. Cette description du Colisée ne peut se tenter que de vive voix, quand on se trouve, après minuit, chez une femme aimable, en bonne compagnie, et qu'elle et les femmes qui l'entourent veulent bien écouter avec une bienveillance marquée, Les images se présentent en foule, et les spectateurs entrevoient, par les yeux de l'âme, ce dernier reste encore vivant du plus grand peuple du monde. On peut faire aux Romains la même objection qu'à Napoléon. Ils furent criminels quelquefois, mais jamais l'homme n'a été plus grand. (photo 6 extérieur du Colisée la nuit)

Lorsqu'il travaillait à cette église, Michel-Ange, déjà très vieux, fut trouvé, un jour d'hiver, après la chute d'une grande quantité de neige errant au milieu des ruines du Colisée. Il venait monter son âme au ton qu'il fallait pour pouvoir sentir les beautés et les défauts de son propre dessin de la coupole de Saint Pierre. Tel est l'empire de la beauté sublime ; un théâtre donne des idées pour une église.

Dès que d'autres curieux arrivent au Colisée, le plaisir du voyageur s'éclipse presque en entier. Au lieu de se perdre dans des rêveries sublimes et attachantes, malgré lui il observe les ridicules des nouveaux venus, et il lui semble toujours qu'ils en ont beaucoup. La vie est ravalée à ce qu'elle est dans un salon: on écoute malgré soi les pauvretés qu'ils disent. Si j'avais le pouvoir, je serais tyran, je ferais fermer le Colisée durant mes jours à Rome.

Que de matinées heureuses j'ai passées au Colisée, perdu dans quelque coin de ces ruines immenses ! Des étages supérieurs on voit en bas, dans l'arène, les galériens du pape travailler en chantant. Le bruit de leurs chaînes se mêle au chant des oiseaux, tranquilles habitants du Colisée. Ils s'envoient par centaines quand on approche des broussailles qui couvrent les sièges les plus élevés où se plaçait jadis le peuple roi. Ce gazouillement paisible des oiseaux, qui retentit faiblement dans ce vaste édifice, et, de temps à autre, le profond silence qui lui succède, aident sans doute l'imagination à s'envoler dans les temps anciens. On arrive aux plus vives jouissances que la mémoire puisse procurer.

Cette rêverie, que je vante au lecteur, et qui peut-être lui semblera ridicule,

C'est le sombre plaisir d'un cœur mélancolique.

LA FONTAINE.

À vrai dire, voilà le seul grand plaisir que l'on trouve à Rome.

Du haut des ruines du Colisée, on vit à la fois avec Vespasien (photo 7 : Arc Titus) qui le bâtit, avec saint Paul, avec Michel-Ange. Vespasien, triomphant des Juifs, a passé sous cet arc de triomphe que vous apercevez là-bas, à l'entrée du Forum, et que, de nos jours encore, le Juif évite dans sa course. Ici, plus près, est l'arc de Constantin (photo 8 : Arc de Constantin) ; mais il fut construit par des architectes déjà barbares : la décadence commençait pour Rome et pour l'Occident.

Je le sens trop, de telles sensations peuvent s'indiquer, mais ne se communiquent point. Ailleurs, ces souvenirs pourraient être communs; pour le voyageur placé sur ces ruines, ils sont immenses et pleins d'émotion. Ces pans de murs, noircis par le temps, font sur l'âme l'effet de la musique de Cimarosa, qui se charge de rendre sublimes et touchantes les paroles vulgaires d'un libretto.

Le Panthéon (photo 9)

Le plus beau reste de l’Antiquité romaine, c'est sans doute le Panthéon ; ce temple a si peu souffert, qu'il nous apparaît comme aux Romains.

En 608, l'empereur Phocas celui-là même à qui les fouilles de 1813 ont rendu la colonne du Forum, donna le Panthéon au pape Boniface IV, qui en fit une église. Quel dommage qu'en 608 la religion ne se soit pas emparée de tous les temples païens ! Rome antique serait presque debout tout entière.

Le Panthéon a ce grand avantage : deux instants suffisent pour être pénétré de sa beauté, on s'arrête devant le portique ; on fait quelques pas, on voit l'église, et tout est fini. Ce que je viens de dire suffit à l'étranger ; il n'a pas besoin d'autre explication, il sera ravi en proportion de la sensibilité que le ciel lui a donnée pour les beaux-arts. Je crois n'avoir jamais rencontré d'être absolument sans émotion à la vue du Panthéon. Ce temple célèbre a donc quelque chose qui ne se trouve ni dans les fresques de Michel-Ange, ni dans les statues du Capitole. Je crois que cette voûte immense, suspendue sur leurs têtes sans appui apparent, donne aux nigauds le sentiment de la peur ; bientôt ils se rassurent et se disent : "C'est cependant pour me plaire que l'on a pris la peine de me donner une sensation si forte !”

N'est-ce pas là le sublime ?

"Montons au Capitole" (photo 10 : Le Capitole ancien)

Le Capitole et la statue équestre de Marc Aurèle

8 janvier 1828. après avoir essayé de nous figurer ce qu'était le Capitole antique, nous sommes revenus au pied de la statue de Marc Aurèle. Elle occupe le centre de la petite place en forme de trapèze arrangée par Michel-Ange dans l'Intermontium. Ce fut Paul III (Farnèse) qui, vers l'an 1540, fit élever les deux édifices latéraux, qui me semblent sans caractère, quoique de Michel-Ange. Il fallait en un tel lieu deux façades de temples antiques. Rien ne pouvait être trop majestueux ni trop sévère, et Michel-Ange semblait créé exprès pour une telle mission ! Paul III renouvela la façade du palais du sénateur de Rome, qui occupe la pente du mont Capitolin, vers le Forum.

C'est encore Paul III qui a fait transporter ici, de la place qu'elle occupait près de Saint-Jean-de-Latran, l'admirable statue équestre de Marc Aurèle Antonin (photo 11 : statue équestre). C'est la meilleure statue équestre en bronze qui nous soit restée des Romains. Les admirables statues des Balbus, à Naples, sont de marbre. Pour l'expression, le naturel admirable et la beauté du dessin, la statue de Marc Aurèle est le contraire de celles que nos sculpteurs nous donnent à Paris. Par exemple, le Henri IV du Pont-Neuf n'a l'air occupé que de ne pas tomber de cheval. Marc Aurèle est tranquille et simple. Il ne se croit nullement obligé d'être un charlatan, il parle à ses soldats. On voit son caractère et presque ce qu'il dit. Les esprits un peu matériels qui ne sont émus toute la journée que par le bonheur de gagner de l'argent ou par la crainte d'en perdre préféreront le Louis XIV au galop de la place des Victoires

Thermes de Caracalla (photo 12 : les thermes)

Ce matin nous avions divers projets, il s'agissait de visiter beaucoup de monuments Nous nous sommes enfuis rapidement jusqu'aux thermes de Caracalla. Nous étions fort émus ; ces ruines sans forme nous ont fait plaisir. Nos dames dînaient de bonne heure dans une maison romaine ; pour moi, j'avais un volume de Gibbon ; monté sur un de ces grands murs des thermes de Caracalla, je me suis mis à lire la vie de Vespasien ; j'y étais encore à sept heures. Je sens que je m'attache tous les jours davantage à cette vie de curieux, si simple et si aisée. Le soir, je vais dans une certaine maison où se rendent des Romains fort instruits. La conversation, qui roule toujours sur les inscriptions et les usages de l’Antiquité, commence à m'intéresser beaucoup, malgré mon ignorance. J'ai déjà oublié les dix-huit manières dont les anciens sculpteurs arrangeaient les cheveux de Minerve. Cela devrait m'être familier comme la table de Pythagore à un calculateur.

À Rome, il faut, quand on le peut, vivre trois jours dans le monde sans cesse environné de gais compagnons, et trois jours dans une solitude complète. Les gens qui ont de l'âme deviendraient fous s'ils étaient toujours seuls

St Pierre extérieur (photo 13 : vue de loin)

Ce matin, lorsque notre calèche a débouché du pont Saint-Ange, nous avons aperçu Saint-Pierre au bout d'une rue étroite. (photo 14 : Place du Rusticucci vue d'avion) Nous avons suivi cette rue droite, ouverte par Alexandre VI, et sommes arrivés à la place de Rusticucci sur laquelle, tous les jours à midi, la garde du pape monte la parade avec force musique et tambours, mais sans jamais pouvoir prendre le pas. Cette place s'ouvre sur l'immense colonnade formant deux demi-cercles à droite et à gauche qui annonce si bien le plus beau temple de la religion chrétienne. Le spectateur aperçoit à droite au-dessus de cette colonnade, un palais fort élevé : c'est le Vatican. Il voudrait mieux, pour l'effet de Saint-Pierre, que ce palais n'existât pas.

Il faut descendre à l'entrée de la place de Rusticucci. Ces deux fontaines ornent cet endroit charmant, sans diminuer en rien la majesté. Ceci est tout simplement la perfection de l'art. Supposez un peu plus d'ornements, la majesté serait diminuée ; un peu moins, il y aurait de la nudité. Cet effet délicieux est dû au cavalier Bernin, dont cette colonnade est le chef d'œuvre. Le pape Alexandre Vil eut la gloire de la faire élever.

La balustrade supérieure est ornée de cent quatre-vingt-douze statues de douze pieds de haut, comme celle du pont Louis XVI. Ces statues de Rome sont en travertin ; elles furent faites sous la direction du cavalier Bernin, et présentent des mouvements assez ridicules, mais on ne les regarde pas ; et, comme elles sont bien placées, elles contribuent à l'ornement. (photo 15 : Coupole de Michel-Ange)

Intérieur de Saint-Pierre

On pousse avec peine une grosse portière de cuir, et nous voici dans Saint-Pierre (photo 16 : Baldaquin). On ne peut qu'adorer la religion qui produit de telles choses. Rien au monde ne peut être comparé à l'intérieur de Saint-Pierre. Après un an de séjour à Rome, j'y allais encore passer des heures entières avec plaisir. Presque tous les voyageurs éprouvent cette sensation.

Si l'étranger qui entre dans Saint Pierre entreprend de tout voir, il prend un mal à la tête fou, et bientôt la satiété et la douleur rendent incapable de tout plaisir. Ne vous laissez aller que quelques instants à l'admiration qu'inspire un monument si grand, si beau, si bien tenu, en un mot la plus belle église de la plus belle religion du monde.

En arrivant près du grand autel (en vérité, c'est un voyage), on aperçoit une sorte de trou revêtu de marbres magnifiques et de bronzes dorés. Quatre-vingt seize petites lampes sont allumées jour et nuit autour de la balustrade de marbre qui environne ce lieu surbaissé. Là reposent les restes de saint Pierre ; c'est ici que ce premier chef de l'Église souffrit le martyre ; ce lieu vénérable s'appelle la Confession (l'apôtre a confessé sa religion en donnant son sang pour elle) ; on a placé ici la statue de Pie VI, qui mourut en France dans l'exil ; elle est de Canova ; la tête est traitée avec mollesse ; elle n'en est que plus ressemblante. Le grand autel est disposé comme dans la primitive église ; le célébrant regarde le peuple ; le pape seul a le droit de dire la messe.

Heureusement, cet autel est assez simple ; je le voudrais d'or massif ; un baldaquin en bronze d'une hauteur énorme le fait apercevoir de loin. Cet ornement était nécessaire ; mais on gémit quand on se rappelle qu'il a été fait avec du bronze enlevé au Panthéon. C'est le cavalier Bernin qui exécuta ce baldaquin en 1663.

Rien ne sent l'effort dans l'architecture de Saint Pierre, tout semble grand naturellement. La présence du génie de Bramante et de Michel-Ange se fait tellement sentir, que les choses ridicules ne le sont plus ici elles ne sont qu'insignifiantes.

Je ne crois pas que des architectes aient jamais mérité un plus bel éloge.

Je serais injuste si je n'ajoutais pas le nom du Bernin à celui de ces deux grands hommes. Le Bernin, qui, dans sa vie, essaya tant de choses à l'étourdie, a parfaitement réussi pour le baldaquin et pour la colonnade.

En levant les yeux quand on est près de l'autel, on aperçoit la grande coupole, et l'être le plus plat peut se faire une idée du génie de Michel-Ange. Pour peu qu'on possède le feu sacré, on est étourdi d'admiration. Je conseille au voyageur de s’asseoir sur un banc de bois et d'appuyer sa tête sur le dossier ; là il pourra se reposer et contempler à loisir le vide immense qui plane au-dessus de sa tête.

Lorsqu'on a pu s'arracher au spectacle de la coupole, on arrive au fond de l'église; mais, si l'on a de l'âme, déjà l'on est abîmé de fatigue et l'on n'admire, plus que par devoir. (photo 17 : Chœur) Au fond de la tribune, on remarque quatre figures gigantesques en bronze, qui soutiennent du bout du doigt, avec grâce et comme feraient des danseurs dans un ballet de Gardel, un fauteuil aussi en bronze. Il sert d'étui à la chaire de bois dont saint Pierre et ses successeurs se servirent longtemps pour leurs fonctions ecclésiastiques. Au peu d'effet que produisent ces quatre statues colossales, placées dans le plus beau lieu du monde, vous reconnaissez l'esprit du Bernin. Que n'eût pas fait Michel-Ange avec cette masse de bronze, sur des spectateurs préparés par la colonnade, par la vue de l'église et par la coupole 1 Mais Michel-Ange manquait d'intrigue pour se faire employer*. Le génie dans le genre terrible n'ayant plus reparu sur la terre depuis la mort de ce grand homme, il ne nous reste qu'à le copier. Il faudrait construire en bronze une statue imitée du Moïse de San Pietro in Vincoli, et dont Ici tête serait couronnée par la gloire, telle qu'elle existe au-dessus de la chaire de Saint Pierre.

On appelle gloire un amas de rayon dorés. Cet ornement, qui environne l'hostie consacrée dans un ostensoir, est une gloire. Ostensoir, c’est l'instrument avec lequel on donne la bénédiction.

Voici des détails exacts.

Ces quatre figures colossales de bronze représentent deux docteurs de l'Église latine: saint Ambroise et saint Augustin ; et deux de l'Église grecque : saint Athanase et saint Chrysostome.

Cette partie lumineuse, qu'on aperçoit de loin au fond de l'église, est environnée d'une multitude d'anges et de séraphins, qui paraissent adorer la chaire de Saint-Pierre. Ceci ne laisse pas que d'être très hardi sous le rapport des préséances.

Il va sans dire que les vitres de couleur jaune sont de l'invention du Bernin. L'effet total me semble joli, et par là peu digne de ce temple, qui est beau. Mais, au reste, ces deux mots ne sont pas bien séparés dans beaucoup de têtes du Nord.

Un pape, homme d'esprit, pourrait faire cadeau à quelque église dAmérique des quatre statues du Bernin, admirables pour des bourgeois, mais tout à fait indignes, par leur exagération comique, de la place qu'elles occupent dans Saint-Pierre.

Toutes les statues des environs sont ridicules, on dirait toujours un danseur représentant dans quelque ballet le personnage d'un saint. (photo 18 : St Longin) 1 min., (photo 19 : St André)

Saint-Pierre - cérémonies (photo 20 : St Pierre 1905)

Le jour de l'Ascension, nos compagnes de voyage ont vu avec étonnement, et même avec une sorte de terreur, plusieurs centaines de paysans de la Sabine ; ils étaient réunis dans la grande nef, autour d'une statue de saint Pierre en bronze. Ils ont usé, par leurs baisers, le pied de bronze de cette idole. Ces paysans descendent de leurs montagnes pour célébrer la grande fête dans Saint-Pierre et assister à la funzione. Ils sont couverts de casaques de drap en lambeaux, leurs jambes sont entourées de morceaux de toile, retenus par des cordes en losanges; leurs yeux hagards sont cachés par des cheveux noirs en désordre ; ils portent contre leur poitrine des chapeaux de feutre, auxquels la pluie et le soleil n'ont laissé qu'une couleur d'un rouge noirâtre ; ces paysans sont accompagnés de leurs familles, non moins sauvages qu'eux.

Après les avoir examinés dans toutes les parties de l'église où leur dispersion nous permettait de les voir de près, nous sommes revenus au saint Pierre en bronze placé à droite dans la grande nef. Cette statue, roide, fut un Jupiter ; c'est maintenant un saint Pierre. Elle a gagné en moralité personnelle ; mais ses sectateurs ne valent pas ceux de Jupiter. L'Antiquité n'eut ni Inquisition, ni Saint-Barthélémy, ni tristesse puritaine.

(photo 21 : 2ème Photo 1905) Le son de voix de ces paysans, qui me semble beau, fait horreur à nos compagnes de voyage. Telle est l'origine de tous nos différends: beaucoup de choses insignifiantes à mes yeux leur semblent jolies, et ce qui est la beauté sublime pour moi leur fait peur. Les Romains, qui entendent parler de Michel-Ange depuis leur enfance, sont accoutumés à le vénérer, c’est un culte. Leur âme simple et grande le comprend.

Les habitants de la montagne entre Rome, le lac de Fucino, Aquila et Ascoli, représentent assez bien à mon gré l'état moral de l'Italie vers l'an 1400. A leurs yeux, rien ne se fait que par miracle; c est la perfection du principe catholique. si la foudre tombe sur un vieux châtaignier, c'est que Dieu veut punir le propriétaire. J'ai retrouvé le même état moral dans l'île d'Ischia.

Nos compagnes de voyage ont remarqué des paysans à genoux, à huit ou dix pas d'un confessionnal ; on voyait s'abaisser sur leur tête une longue verge blanche qui venait enlever leurs péchés véniels Quelques confessionnaux privilégiés étaient occupés par trois moines tenant chacun une goule. On ne rit jamais en Italie ; tout ceci était fort grave. Du reste, il n'y avait pas dans l'église un seul Romain des hautes classes

La chapelle Sixtine (photo 22 : Pie X - 1905)

"J'ai jouie des mâles beautés du plafond." (photo 23 : voûte actuelle)

Le pape était retourné à Rome, les ennemis de Michel-Ange lui inspirèrent la volonté de faire peindre à fresque, par ce grand sculpteur, le plafond de la chapelle de Sixte IV au Vatican. Michel-Ange fut au désespoir : quoi donc ! changer de talent au milieu de sa carrière ! Mais il ne put se dispenser d'obéir. En vingt mois, il termina la voûte de la chapelle Sixtine ; Il avait alors trente-sept ans.

Il faudrait vingt pages pour décrire cette voûte. Elle est plane, Michel-Ange a supposé des arêtes soutenues par des cariatides. Tout autour de la voûte et entre les fenêtres sont ces figures si célèbres de prophètes et de sibylles. (photo 24 - 2ème voûte actuelle)

Au-dessus de l'autel où se dit la messe du pape, on distingue la figure de Jonas. Au centre de la voûte, à partir du Jonas jusqu'au-dessus de la porte d'entrée, sont représentées des scènes de la Genèse, dans des compartiments carrés, alternativement plus grands et plus petits.

Cherchez la figure de l'Être suprême tirant le premier homme du néant. Dans le tableau du Déluge, voyez une barque chargée de malheureux, qui coule à fond en essayant d'aborder l'arche.

Paul III, Farnèse, voulut que Michel-Ange peignit le jugement dernier (photo 25 jugement dernier) au fond de la chapelle Sixtine. Cet immense tableau est divisé en onze groupes.

Au milieu du onzième groupe, Jésus-Christ est représenté au moment où il prononce la sentence affreuse qui condamne tant de millions d'hommes à des supplices éternels. Jésus-Christ n'a point la beauté sublime d'un Dieu, ni même la physionomie impassible d'un juge; c'est un homme haineux qui a le plaisir de condamner ses ennemis.

Le septième groupe suffirait seul pour graver a jamais le souvenir de Michel-Ange dans la mémoire du spectateur qui sait voir. Jamais aucun peintre n'a rien fait de semblable, et jamais il ne fut de spectacle plus horrible. Ce sont les malheureux condamnés entraînés au supplice par les démons. Michel-Ange a traduit en peinture les affreuses images que l'éloquence brûlante de Savonarole avait jadis gravées dans son âme. Il a choisi un exemple de chacun des pêchés capitaux.

Un des damnés semble avoir voulu s'échapper. Deux démons l'entraînent en enfer, et il est tourmenté par un énorme serpent ; il se tient la tête. C'est l'image la plus vraie du désespoir chez un homme énergique. La civilisation plus avancée du XIX' siècle nous donnerait une image plus laide du désespoir en la plaçant chez un être auquel tout manque, même l'énergie.

C'est ordinairement par cette figure de damné que les voyageurs commencent à comprendre le jugement dernier. Il n'y a pas la moindre idée de cela ni chez les Grecs, ni parmi les modernes. Une de nos compagnes de voyage a eu l'imagination obsédée pendant huit jours par le souvenir de cette figure.

Il est inutile de parler du mérite de l'exécution; nous sommes séparés par l'immensité de cette perfection vulgaire. Le corps humain, présenté sous les raccourcis et dans les positions les plus étranges, est là pour l'éternel désespoir des peintres.

Considérations sur la peinture (et Raphaël) (photo 26: Jules 11)

La peinture est au fond une bien petite chose dans la vie. tout ce qui me paraît admirable en ce genre semble laid à mes amis, et vice versa. Je n'en sens pas avec moins de vivacité le plaisir de trouver des soirées charmantes et qui délassent des admirations du matin. La société avec des Italiens rappelle les chefs-d'œuvre de leur pays ; l'amabilité française fait un contraste parfait. Parmi les Italiens, la louange de Raphaël est un lieu commun permis ; car on s'adresse à l'âme plus qu'à l'esprit, et une phrase sans nouveauté peut exprimer ou faire naître un sentiment. Parmi nous, il faut satisfaire à la fois ces deux grands rivaux, l'esprit et le cœur. Paul, mon adversaire éternel, ne prise Rome qu'à cause des bals délicieux de M. Torlonia ; il aime ce vieux banquier, et va le matin causer avec lui. Pour moi, quand j'ai été obligé de regarder une figure à argent, pendant vingt-quatre heures Raphaël me devient invisible. En 1817, quand j'étais fou des arts, j'aurais quitté mes amis. Il y a un fonds d'intolérance incroyable dans l'admiration passionnée.

Nous étions loin alors de pouvoir saisir tous les détails des tableaux de Raphaël, et surtout les nuances d'expression de ses personnages. Accoutumés, comme de vrais Parisiens, aux expressions chargées des figures des peintres modernes qui ambitionnent le suffrage du vulgaire, et continuent le système de Pierre de Cortone la plupart de ces têtes de Raphaël nous semblaient froides. Huit jours de séjour à Rome commencent à nous quérir de ce mauvais goût que nous reprendrons à Paris. Un des grands traits du XIX' siècle, aux yeux de la postérité, sera l'absence totale de la hardiesse nécessaire pour n'être pas comme tout le monde. Il faut convenir que cette idée est la grande machine de la civilisation. Elle porte tous les hommes d'un siècle a peu près au même niveau, et supprime les hommes extraordinaires, parmi lesquels quelques-uns obtiennent le nom d'hommes de génie. L'effet de l'idée nivelante du XiXe siècle va plus loin; elle défend d'oser et de travailler à ce petit nombre d'hommes extraordinaires qu'elle ne peut empêcher de naître. Toute leur vie, on les voit sur le rivage se préparant à oser se lancer à l'eau. Cloués sur la rive, ils jugent de là les nageurs, qui souvent valent moins qu'eux.

Le tableau qui fait le mieux connaître le talent de Raphaël, c'est la Dispute du Saint-Sacrement. (photo 27 : Saint sacrement) Jamais il ne travailla avec un aussi grand désir de bien faire. Jeune, à peine arrivé dans Rome, entouré de huit ou dix peintres célèbres jaloux de sa faveur naissante, il est très probable qu'il ne se fit aider par personne.

L'école allemande actuelle pense que la peinture eût gagné à ne jamais se départir du soin extrême et de la sécheresse qu'on aperçoit en plusieurs parties de cette fresque. La peinture porte dans l'âme du spectateur les mouvements les plus nobles et les plus agréables, en donnant l'idée des objets qu'elle représente.

Indépendamment du choix des objets, jusqu'à quel point, pour atteindre à ce but, cette représentation doit-elle être exacte ?

Voilà toute la question : j'ai cherché à la résoudre dans la vie de Raphaël.

Qui ne connaît l'École d’Athènes ? (photo 28 : École d'Athènes) C'est une réunion idéale des philosophes de tous les temps de la Grèce. La scène se passe sous le portique d'un grand édifice orné de statues et de bas-reliefs. Sur une plate-forme placée assez loin du spectateur, et à laquelle on arrive par des gradins, on aperçoit Aristote et Platon (ou la Raison et l'imagination). Ces grands hommes peuvent être regardés comme les fondateurs des deux explications des choses explicables, dont l'une entraîne les âmes tendres et l'autre les esprits secs

Le Bramante paria au pape d'un jeune parent à lui, qui, disait-il, était une merveille et venait de faire des choses étonnantes à Sienne. Jules Il consentit à ce que ce jeune homme vint ; c'était vers le commencement de 1508. Raphaël fit la Dispute du Saint-Sacrement. En la voyant, Jules Il ordonna que des maçons détruisissent à coups de marteau les fresques des autres peintres; il voulut n'avoir dans ces salles que des ouvrages de l'homme qui avait ému sa grande âme. (photo 29 : Déposition de croix)

A Rome, Raphaël est comme autrefois Hercule dans la Grèce héroïque ; tout ce qui a été fait de grand et de noble dans la peinture, on l'attribue à ce héros. Sa vie elle-même, dont les événements sont si simples, devient obscure et fabuleuse, tant elle est chargée de miracles par l'admiration de la postérité, Nous parcourions doucement le joli jardin de la Farnesina, sur la rive du Tibre; ses orangers sont chargés de fruits. L'un de nous a raconté la vie de Raphaël, ce qui a semblé augmenter l'effet de ses ouvrages. Né le vendredi saint 1483, il mourut à pareil jour en 1520, à l'âge de trente-sept ans. Le hasard, juste une fois, sembla rassembler tous les genres de bonheur dans cette vie si courte. Il eut la grâce et la retenue aimable d'un courtisan, sans en avoir la fausseté ni même la prudence. Réellement simple comme Mozart, une fois hors de la vue d'un homme puissant, il ne songeait plus à lui. Il rêvait à la beauté ou à ses amours. Son oncle Bramante le fameux architecte, se chargea toujours d'intriguer pour lui. Sa mort à trente-sept ans est un des plus grands malheurs qui soient arrivés à la pauvre espèce humaine. (photo 30 Dame à la licorne)

“… Le Corrège, son peintre préféré, (photo 31 : Danaé reçoit la pluie d'or)

Santa Maria della Vittorio et Sainte Thérèse (photo 32 : Église de Santa Maria della Vittoria)

Nous sommes entrés dans l'église de Santa Maria della Vittoria (photo 33 : Ste Thérèse grande).

L'intérieur fut décoré comme un boudoir par Charles Maderne ; mais ce n'était pas pour l'architecture que nous avions fait appeler le frère portier. Toutes ces églises peu fréquentées des hauteurs de Rome sont fermées après les messes, à onze heures du matin. Trois paoli font d'un pauvre moine l'être le plus heureux du monde, et il nous fait avec grâce les honneurs de son église.

« Où est le San Francesco du Dominiquin ? » lui avons-nous dit. Il nous a conduits dans la seconde chapelle à droite. Enfin, nous sommes arrivés au fameux groupe du Bernin et à la chapelle célèbre élevée par un des grands-oncles de notre ami l'aimable comte Corner. Sainte Thérèse est représentée dans l'extase de l’amour divin ; c’est l'expression la plus vive et la plus naturelle.

Un ange (photo 34 - Ste Thérèse détail), qui tient en main une flèche, semble découvrir sa poitrine pour la percer au cœur, il la regarde d'un air tranquille et en souriant. Quel art divin ! Quelle volupté ¡ Notre bon moine, croyant que nous ne comprenions pas, nous expliquait ce groupe. “E un gran peccato" a-t-il fini par nous dire, que ces statues puissent présenter facilement l'idée d'un amour profane.

Nous avons pardonné au cavalier Bernin tout le mal qu'il a fait aux arts. Le ciseau grec a-t-il rien produit d’égal à cette tête de sainte Thérèse

" Ste Agnès ..." (photo 35: Église de Sainte Agnès)

La jeune Agnès ... (photo 36 : Statue Sainte Agnès dans les flammes)

"Un dernier hommage aux peintres romain : le Caravage : (photo 37 : Narcisse)

"Quittons Rome avec lui ...” (photo 38 Stendhal consul)

Dans la conclusion

Le jeune Français quitte le bois de Boulogne et le monde de Paris pour venir à Rome, où il s'imagine trouver tous les plaisirs, et où il rencontre en effet l'ennui le plus impoli. Quelques semaines après son arrivée, s'il a reçu du ciel le sentiment des arts, il admire un peu certains tableaux des grands peintres qui ont conservé la fraîcheur du coloris, et qui par hasard sont jolis; la galerie du palais Doria en offre plusieurs de ce genre. Il entrevoit le mérite de Canova; et l'architecture propre de Saint Pierre, si voisine de la magnificence, le touche assez. Quelques jeunes Parisiennes arrivent à comprendre le charme des ruines, à cause des phrases de nos grands prosateurs qui les expliquent. Pour être poli, je ne nierai pas absolument qu'un sur cent n'arrive à goûter les statues antiques, et un sur mille les fresques de Michel-Ange.

Tout le monde feint d'adorer tout cela, et répète des phrases ; l'essentiel est de choisir des phrases assez modernes pour qu'elles ne soient pas déjà lieu commun. Rien de plaisant comme ces figures ennuyées que l'on rencontre partout à Rome, et qui jouent l'admiration passionnée.

©ACORFI